Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/144

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que les autres, que deviendrait pour nous le sentiment de la reconnaissance, l’un des plus sacrés qu’il y ait dans la nature humaine ?… »

Il prononça ces dernières paroles avec des larmes aux yeux, en même temps qu’il montrait le poing à un mendiant qui essayait de grimper derrière la voiture.

Ses filles avaient écouté avec une juste déférence les maximes morales qui coulaient des lèvres de leur père, et elles témoignèrent par leurs sourires qu’elles y donnaient de cœur leur plein consentement. Pour mieux nourrir et entretenir dans son sein cette flamme épurée, M. Pecksniff compléta ses observations en demandant à sa fille aînée, dès le premier relais du voyage, de lui passer la bouteille d’eau-de-vie. Il fit couler dans sa gorge, par l’étroit goulot de ce cruchon de grès, un copieux rafraîchissement.

« Que sommes-nous ? dit M. Pecksniff ; que sommes-nous, sinon des diligences ? Plusieurs d’entre nous sont des diligences à marche lente…

— Ah ! grand Dieu, p’pa ! s’écria Charity.

— D’autres, continua le père avec un redoublement d’enthousiasme, sont des diligences à marche rapide. Nos passions sont les chevaux, et ce sont des bêtes bien impétueuses !

— Vraiment, p’pa !… s’écrièrent à la fois les deux sœurs. Que c’est donc désagréable !…

— Oui, des bêtes bien impétueuses !… répéta M. Pecksniff avec une telle ardeur, qu’il sembla en ce moment témoigner d’une véritable impétuosité morale ; mais la Vertu est le frein. Nous nous élançons des bras de notre mère, et nous courons vers… la poussière du tombeau. »

Après ces paroles, M. Pecksniff, fatigué, dut prendre un rafraîchissement nouveau. Cette opération terminée, il boucha soigneusement le cruchon, de l’air d’un homme qui vient de mettre du même coup la conversation en bouteille pour une autre occasion, et il se livra à un somme qui ne dura pas moins de trois relais.

En général, les gens qui dorment en diligence se réveillent de mauvaise humeur : on n’a pas de place pour allonger ses jambes, on se plaint de ses cors. M. Pecksniff, qui n’était point en dehors de la loi générale, se trouva, après sa sieste, tellement victime de ces petites misères, qu’il ne put résister à la tentation d’étendre ses pieds sur ses filles ; et déjà il ma-