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depuis le mémorable jour de la grande assemblée de famille, ils avaient fait une tournée dans cette partie du comté pour surveiller le placement de certains droits électoraux qu’ils avaient à vendre, et avaient profité pour cela de leur dernier voyage : car leur habitude, dit M. Jonas, autant qu’il se pouvait, était de faire d’une pierre deux coups, et de ne pas jeter l’eau de leurs ablettes, si ce n’est pour amorcer des baleines. Quand il eut communiqué à M. Pecksniff ces règles précises de conduite, il ajouta « que, si cela lui était égal, il le priait de vouloir bien converser avec son père, parce qu’il aimait mieux, de son côté, s’entretenir avec les jeunes demoiselles. » Et, pour mettre à exécution son intention galante, il laissa la place où il s’était mis d’abord à côté de ce gentleman, pour s’établir dans le coin d’en face, auprès de la jolie miss Mercy.

Depuis le berceau, M. Jonas avait été élevé dans les plus stricts principes de l’intérêt personnel. Le premier mot qu’il apprit à épeler, ce fut : « Gain » et le second, lorsqu’il arriva aux mots de deux syllabes, ce fut : « Argent. » Mais il y eut deux circonstances que son père vigilant n’avait pas entrevues peut-être au début, qui empêchèrent son éducation d’être tout à fait irréprochable. La première, c’est qu’ayant longtemps appris de son père l’art de tromper tout le monde, il acquit peu à peu l’art de tromper son vénérable mentor lui-même. L’autre, ce fut qu’ayant de bonne heure considéré tout chose comme une question de propriété personnelle, il en vint graduellement à ne plus voir dans son père qu’un capital à lui appartenant, qui n’avait pas le droit de circuler à droite, à gauche, et qui ferait bien mieux de se mettre en sûreté dans cette espèce particulière de coffre-fort qu’on appelle une bière, pour y produire des intérêts au compte de ce banquier qu’on appelle la Mort.

« Eh bien ! cousine ! dit M. Jonas. Car nous sommes cousins, vous savez, quoique nous ne nous voyions guère… Vous allez donc à Londres ? »

Miss Mercy répondit affirmativement, tout en pinçant le bras de sa sœur et se livrant à un rire étouffé.

« Vous allez y voir des lions en masse ; c’est le pays, ma cousine ! dit M. Jonas, avançant légèrement son coude.

– Vraiment, monsieur ! s’écria la jeune fille. Ils ne nous mordront pas, monsieur, je suppose. »

Et, après cette réponse faite avec une grande modestie, elle