Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/162

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tient continuellement l’esprit à la torture. Il n’existe pas dans le cœur humain de passion aussi forte que celles des gentlemen du commerce pour le jus de viande. Un gros morceau, c’est trop peu dire, un animal tout entier ne donnerait pas la quantité de jus de viande qu’il leur faut chaque jour à dîner. Personne ne pourrait s’imaginer, s’écria Mme Todgers en levant les yeux et secouant la tête, tout ce que j’en ai souffert.

— Juste comme M. Pinch, Mercy ! dit miss Charity. Nous avons toujours remarqué chez lui ce goût prononcé, vous rappelez-vous ?

— Oui, ma chère, dit Mercy avec un rire étouffé ; mais vous savez aussi que jamais nous ne l’avons gâté sous ce rapport.

— Vous, mes amies, comme vous avez affaire aux élèves de votre papa qui ne peuvent se servir eux-mêmes, vous êtes parfaitement à votre aise. Mais dans un établissement commercial ou tel gentleman peut vous dire, le samedi soir « Mistress Todgers, à pareil jour de la semaine prochaine, nous nous séparerons, à cause du fromage, », il n’est pas aussi aisé de maintenir la bonne intelligence. Votre papa, ajouta la brave dame, m’a fait l’amitié de m’inviter à partager aujourd’hui votre promenade : si je ne me trompe, c’est pour aller voir Mlle Pinch, une parente, sans doute, du gentleman dont vous parliez tout à l’heure, n’est-ce pas, mesdemoiselles ?

— Pour l’amour de Dieu, mistress Todgers, répliqua vivement la gracieuse Mercy, n’appelez pas ça un gentleman. Ma bonne Cherry, Pinch un gentleman ! Oh ! la bonne charge !

— Mauvaise enfant ! s’écria Mme Todgers en l’embrassant avec de grandes démonstrations de tendresse. Vous êtes un vrai lutin ! Ma chère miss Pecksniff, quel bonheur la gaieté de votre sœur doit causer à votre papa et à vous-même !

— C’est que, voyez-vous, reprit Mercy, Pinch est bien la plus hideuse créature qu’il soit possible de voir, avec ses yeux de grenouille ; c’est comme un ogre, ni plus ni moins ; l’être le plus laid, le plus gauche, le plus affreux, que vous puissiez imaginer. Eh bien ! c’est sa sœur chez laquelle nous allons, et je vous laisse à penser ce qu’elle doit être. Je ne pourrai pas m’empêcher de rire aux éclats, dit la charmante jeune fille. Il me sera impossible de garder mon sérieux. La seule idée de l’existence d’une Mlle Pinch suffit pour vous faire mourir de rire ; mais la voir ? oh ! bon Dieu ! »