Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/211

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ture pratique ; il s’agissait de prendre un fiacre à la course et de le faire aller pour un schelling jusqu’à l’extrême limite possible. Heureusement, c’était à l’endroit même où M. Jonas demeurait ; sans cela, les jeunes filles auraient payé un peu cher la fine fleur de ce bon tour.

L’ancienne maison de commerce sous la raison sociale Anthony Chuzzlewit et fils, marchands en gros d’articles de Manchester, etc., avait son siège dans une rue fort étroite située derrière le Post-Office ; les maisons y restaient éternellement sombres, même dans les plus brillantes journées d’été ; des hommes de peine arrosaient, dans la canicule, le devant de la porte de leurs bourgeois, formant avec l’arrosoir des arabesques variées sur le pavé ; dans la belle saison, l’on voyait constamment, sur le pas de la porte de ces magasins pleins de poussière, d’élégants gentlemen, les mains dans les goussets de leur pantalon bien tiré et contemplant leurs bottes irréprochables ; c’était, à ce qu’il semblait, le plus fort de leur besogne, sauf que de temps à autre pourtant ils fichaient aussi leur plume derrière l’oreille. La maison d’Anthony Chuzzlewit et fils était bien le lieu le plus sombre, le plus triste, le plus enfumé, le plus détraqué qu’il fût possible de voir : mais ce n’en était pas moins là le centre des affaires et des plaisirs, de la raison sociale Anthony Chuzzlewit et fils ; jamais ni le vieillard ni le jeune homme n’avaient eu d’autre résidence, et jamais leurs désirs ni leurs pensées n’en avaient franchi les étroites limites.

Les affaires, comme on le conçoit aisément, étaient dans cet établissement le point essentiel ; elles en avaient banni le confort et exclu toute élégance intérieure. Ainsi, dans les chambres à coucher, d’un aspect misérable, on voyait pendus le long des murs des paquets de lettres rongées des vers ; des rouleaux de toile, des débris de vieux ustensiles, des pièces et des morceaux de marchandises avariées gisaient sur le sol ; tandis que d’étroites couchettes, des lavabos, des fragments de tapis étaient relégués dans les coins comme des objets de nécessité secondaire, désagréables, ne rapportant aucun profit, de vrais intrus dans l’existence. L’unique chambre qui servait de salon était, d’après le même modèle, un chaos de boîtes et de vieux papiers : on y voyait plus de tabourets de comptoir que de fauteuils, sans compter un grand monstre de pupitre qui se carrait au beau milieu du plancher, et un coffre-fort en fer incrusté dans le mur au-dessus de la cheminée.