Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/222

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C’était touchant, très-touchant. Il aurait fallu être bien difficile pour ne pas trouver cela triste. C’était le gentleman dilettante qui menait le deuil ; Jinkins s’était chargé de la basse, et les autres s’étaient distribué les parties comme ils avaient pu. Le plus jeune gentleman soufflait sa mélancolie dans une flûte : il ne savait guère la faire résonner, mais ce n’en était pas plus désagréable pour cela. Une supposition, les deux demoiselles Pecksniff ainsi que Mme Todgers eussent péri de combustion spontanée, et la sérénade eût été donnée en l’honneur de leurs cendres, peut-être eût-il été impossible de surpasser l’inénarrable désespoir exprimé dans ce chœur :

Va, cours où la gloire t’appelle !

C’était un requiem, un chant funèbre, un gémissement, un hurlement, une plainte, une lamentation de Jérémie, un résumé de tout ce qu’il y a de plus triste et de plus hideux comme son. La flûte du plus jeune gentleman était fausse et tremblotante. Les notes s’y produisaient par bouffées, comme le vent. Durant un long temps il sembla avoir quitté la partie, et, quand mistress Todgers et les jeunes demoiselles étaient parfaitement persuadées que, vaincu par ses émotions, il s’était retiré tout en pleurs, soudain, et sans qu’on s’y attendît, il parut tout essoufflé à la note sensible, faisant des efforts convulsifs pour reprendre haleine. Quel terrible exécutant ! On ne savait pas où on en était avec lui ; le fait est que, quand on pensait qu’il ne faisait rien du tout, c’était alors même qu’il se mettait à vous faire les choses les plus étonnantes.

La flûte exécuta donc plusieurs solos, peut-être deux ou trois de trop, bien que, comme le disait mistress Todgers, il valût mieux en avoir trop que pas assez. Mais même alors, même en ce moment solennel, quand on devait présumer que les sons brillants avaient pénétré jusqu’au fond du cœur de Jinkins, si Jinkins possédait un fond du cœur, ce persécuteur farouche ne put se résoudre à laisser tranquille le plus jeune gentleman. Avant que le second morceau fût commencé, il le pria d’une voix très-distincte et comme faveur personnelle (voyez-vous le malhonnête !) de ne pas jouer. Oui, de ne pas jouer ! À travers le trou de la serrure on entendit gémir le souffle du plus jeune gentleman, pas sur la flûte ! Croyez-vous pas qu’une flûte eût été une digne interprète des passions qui débordaient de son âme ? un trombone même eût été un instrument trop innocent.