Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/259

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— Vous avez raison, dit Bill, d’autant plus que cet argent étant tout en papier, il lui eût été très-facile de le conserver en en faisant un petit paquet. »

Martin ne répliqua rien, mais bientôt après il s’endormit. Son somme dura une heure et plus. Lorsque le jeune homme s’éveilla, voyant qu’il avait cessé de pleuvoir, il s’assit à côté du roulier à qui il adressa diverses questions : combien de temps cet heureux conducteur du léger Salisbury avait mis à traverser l’Océan ; à quelle époque de l’année il s’était embarqué ; quel était le nom du vaisseau sur lequel il avait fait le voyage ; combien il avait payé pour la traversée ; s’il avait souffert beaucoup du mal de mer, et ainsi de suite. Mais, sur tous ces points de détail, son ami ne possédait que peu ou point de renseignements ; et tantôt il répondait au hasard, tantôt il disait n’en avoir jamais entendu parler, ou bien il l’avait oublié. Martin eut beau revenir très-souvent à la charge, il ne put obtenir de Bill aucun éclaircissement utile sur ces particularités essentielles.

Ils trottèrent toute la journée et s’arrêtèrent si souvent, soit pour se rafraîchir, soit pour renouveler l’attelage, soit pour changer de harnais, soit pour une chose, soit pour une autre, pour le compte de l’établissement des messageries, qu’il était minuit lorsqu’ils arrivèrent à Hounslow. À peu de distance des bâtiments d’écurie où remisait le chariot, Martin mit pied à terre, paya de sa couronne le prix convenu, et força son honnête ami d’accepter le mouchoir de soie, malgré les nombreuses protestations de ce dernier, qui ne voulait pas l’en priver, protestations auxquelles ses regards de convoitise donnaient un démenti. Ensuite ils se séparèrent ; et, quand le chariot fut rentré sous la remise et qu’on eut tout fermé, Martin resta dans la rue sombre, comme un homme qui se trouve à la porte, devant le vaste monde, où il faut qu’il entre, et dont il a perdu la clef.

Mais dans cette heure d’abattement, et souvent même depuis, le souvenir de M. Pecksniff opéra sur son esprit comme un cordial, en éveillant dans son esprit une indignation qui servît à le fortifier dans sa ferme résolution. Sous l’influence de ce breuvage magique, il s’élança sans hésiter dans la direction de Londres, où il arriva vers le milieu de la nuit. Mais, ne sachant où trouver une taverne ouverte, il fut obligé de rôder jusqu’au matin le long des rues et des places de marchés.