Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/307

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moulue était assis un individu avec un trognon de plume entre les dents et une paire de grands ciseaux à la main droite ; il était en train de tailler et de rogner un régiment de Rowdy Journals. Sa tournure était si grotesque, que Martin eut quelque peine à conserver son sérieux, bien qu’il sût que le colonel Diver l’observait de près.

L’individu qui était donc à tailler et rogner avec ses ciseaux les Rowdy Journals était un tout petit gentleman qui avait l’air extrêmement jeune, la figure couverte d’une pâleur maladive, causée en partie peut-être par l’activité de sa pensée, mais l’usage immodéré du tabac y était certainement aussi pour quelque chose : car, en ce moment même, il chiquait avec énergie. Il portait son col de chemise rabattu sur un ruban noir, et ses cheveux longs (méchante touffe de filasse) n’étaient pas seulement lissés avec une belle raie sur le front ; pour ne rien lui laisser perdre de sa physionomie poétique, il se les était fait épiler par places, afin qu’on pût faire honneur à son intelligence du développement de ses bosses frontales, quand ce n’étaient que des boursouflures de la peau dénudée : son nez appartenait à cet ordre d’architecture que l’envie humaine appelle « retroussé ; » le sien, en effet, se dressait à son extrémité avec une sorte de défi dédaigneux. Sur la lèvre supérieure de ce jeune gentleman, il y avait comme l’ombre d’un duvet roux ; mais c’était si peu, si peu de chose, que, même avec la meilleure volonté du monde, on y eût vu plutôt une trace récente de pain d’épice qu’une sérieuse promesse de moustache, espérance d’ailleurs que son âge si tendre en apparence aurait pu faire paraître présomptueuse. Il était actionné à sa besogne, et, chaque fois qu’il ouvrait sa grande paire de ciseaux, il faisait avec ses mâchoires un mouvement analogue qui lui donnait un air formidable.

Martin ne fut pas longtemps sans se dire que ce devait être le fils du colonel Diver, l’espérance de la famille, la future colonne du Rowdy Journal, et déjà il ouvrait la bouche pour dire que c’était sans doute le petit garçon du colonel, et qu’il n’y avait rien de plus drôle que de le voir jouer au rédacteur dans toute la sérieuse ingénuité de l’enfance, quand le colonel l’interrompit vivement pour lui dire :

« Mon rédacteur de la guerre, monsieur !… M. Jefferson Brick ! »

Martin ne put s’empêcher de tressaillir à cette déclaration