Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/313

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que peut-être les fiers et indépendants citoyens qui, dans leur élévation morale, reconnaissaient le colonel pour leur maître, rendraient un plus digne hommage à la déesse de la Liberté en passant leurs nuits couchés sur le poêle d’un serf russe.

Le colonel pénétra dans une salle située au rez-de-chaussée, sur le derrière de la maison, salle bien éclairée et de vastes dimensions, mais on ne peut pas plus dépourvue de tout confort. Il ne s’y trouvait rien que les quatre murs froids et blancs et le plafond, un misérable tapis, une grande table à manger toute délabrée et atteignant de bout en bout les extrémités de la salle, et enfin une étonnante collection de chaises à fond de canne. À l’extrémité de cette salle de festin était un poêle muni de chaque côté d’un grand crachoir en cuivre ; ce poêle se composait de trois tuyaux de tôle montés sur un garde-feu et reliés ensemble à la manière des deux frères siamois. Devant ce calorifère d’un nouveau genre, se balançait sur une chaise à bascule un gentleman de haute taille, ayant son chapeau sur la tête ; il s’amusait à cracher alternativement dans le crachoir de droite et le crachoir de gauche, puis recommençait à se bercer de la même façon. Un domestique nègre, en veste d’un blanc douteux, était activement occupé à poser sur la table deux longues files de couteaux et de fourchettes, séparées de distance en distance par des cruchons pleins d’eau, et, en faisant le tour de cette table appétissante, il rajustait avec ses doigts sales la nappe plus sale encore qui était toute de travers, telle qu’on l’avait laissée au déjeuner. Le poêle rendait l’atmosphère de la chambre très-chaude et suffocante ; mais si l’on y joint l’odeur nauséabonde de potage qu’exhalait la cuisine et celle des débris de tabac qui se trouvaient dans les crachoirs en question, il n’y avait pas moyen d’y tenir, pour un étranger.

Le gentleman assis dans la chaise à bascule avait le dos tourné, et était d’ailleurs si absorbé par son délassement intellectuel, qu’il ne s’aperçut pas de l’entrée des nouveaux venus, jusqu’au moment où le colonel, s’étant approché du poêle, lança, par sa part personnelle, le denier de la veuve dans le crachoir, précisément au moment où le major, car c’était le major, se penchait pour en faire autant. Le major Pawkins suspendit son offrande, releva la tête et dit, avec un air tout particulier de calme et de fatigue, comme un homme qui a été sur pied toute la nuit (le même air que Martin avait du reste observé déjà chez le colonel et chez M. Jefferson Brick) :