Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/316

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faitement que, s’il fallait en croire l’un après l’autre tous ses citoyens sur parole, les affaires y sont toujours en baisse, toujours en stagnation, toujours à l’état de crise alarmante et jamais autrement ; tandis qu’en masse ils sont toujours prêts à vous jurer sur l’Évangile, à toute heure de jour ou de nuit, que l’Amérique est la plus florissante, la plus prospère de toutes les contrées du globe habitable.

« J’espère que cet état de choses ne durera pas, dit Martin.

— Oh ! répondit le major, je pense bien que, d’une manière ou d’une autre, il faudra que nous sortions de là et qu’enfin nous marchions comme il faut.

— Nous sommes pleins d’élasticité, dit le Rowdy Journal.

— Nous sommes un jeune lion, dit M. Jefferson Brick.

— Nous avons en nous des principes vivifiants et énergiques, fit observer le major. Ah çà, colonel, est-ce que nous n’allons pas boire un peu d’absinthe avant le dîner ? »

Le colonel ayant accueilli cette proposition avec un grand empressement, le major Pawkins émit l’avis qu’on se rendît au cabaret voisin, qui, dit-il, n’était qu’à deux pas, au premier bloc[1]. Alors il engagea Martin à s’entendre avec mistress Pawkins pour les détails relatifs aux conditions de nourriture et de logement, et lui apprit qu’il aurait le plaisir de voir cette dame au dîner, qui ne tarderait pas à être prêt ; car on dînait à deux heures, et il était deux heures moins un quart. Ceci lui rappela que, si l’on voulait prendre l’absinthe, il n’y avait pas de temps à perdre ; aussi décampa-t-il sans plus de cérémonie : « Me suivra qui voudra ! »

Quand le major se leva de sa chaise à bascule devant le poêle, et troubla ainsi l’air chaud et la bonne odeur de soupe qui flottait sur le front de ses amis, le vieux tabac domina tellement tous les autres parfums, qu’il ne fut plus permis de douter que les vêtements de ce gentleman n’en fussent imbibés. Martin, en s’acheminant derrière lui vers le cabaret, ne put s’empêcher de penser que ce grand major si roide, avec sa nonchalance et son port langoureux, avait l’air lui-même de quelque vieux chicot de plante nicotine qu’il serait bon d’arracher du jardin public, dans l’intérêt de ce lieu réservé, pour le jeter sur le tas de fumier du coin.

  1. Nom qu’on donne à chaque carré ou pâté de maisons. La partie basse de New-York est divisée en blocs.