Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/321

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nes d’humeur plus sédentaire restèrent à table un bon quart d’heure encore, et ne se levèrent qu’au moment même où se levèrent les dames. Tout le monde alors se disposa à partir.

« Où va-t-on ? demanda tout bas Martin à M. Jefferson Brick.

— Chacun dans sa chambre, monsieur.

— Il n’y a donc pas de dessert, ni de conversation ? demanda Martin, qui n’eût pas été fâché de se donner un peu de bon temps après les fatigues de son long voyage.

— Nous sommes un peuple d’affaires, et nous n’avons pas de temps pour ça. »

Les dames défilèrent l’une après l’autre ; M. Jefferson Brick et les autres maris qui restaient, saluant légèrement leurs femmes à mesure qu’elles passaient devant eux, et se bornant à cette politesse sommaire. Martin pensa que ce n’était pas bien galant ; mais il garda pour lui son opinion quant à présent, impatient d’entendre pour son instruction la conversation de ces gentlemen affairés qui venaient de se grouper autour du poêle, comme si la retraite de l’autre sexe avait dégagé leur esprit d’un grand poids, et qui faisaient un usage indéfini des crachoirs et des cure-dents.

Cette conversation était, à dire vrai, dénuée d’intérêt ; la majeure partie en pouvait être résumée dans un seul mot : « Dollars. » Toutes les préoccupations, les espérances, les joies, les affections, les vertus et les amitiés de ces gentlemen, semblaient se fondre en « Dollars. » Quelques ingrédients qu’ils jetassent dans l’étroite marmite de leur conversation, cela ne servait qu’à épaissir la bouillie de dollars qui mijotait dedans. On évaluait les hommes, on les pesait, jugeait, jaugeait en dollars ; la vie était mise à l’encan, aux enchères, adjugée, tarifée à tant de dollars. Ce qu’il y avait de plus estimé, après les dollars, c’était le moyen d’en gagner. Quant à ce lest inutile et sans valeur qu’on appelle l’honneur et la délicatesse, plus on pouvait en jeter à la mer à bord de son vaisseau Bon renom et Bonne foi, plus on y faisait de place pour le chargement des dollars. Faire du commerce un vaste mensonge et un vol immense ; de la bannière de la nation un ignoble chiffon ; la souiller étoile par étoile ; en effacer une à une les bandes nationales comme on arrache les galons de la manche d’un soldat qu’on dégrade… vivent les dollars ! Il s’agit bien de l’honneur d’un drapeau, quand il s’agit de dollars !