Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/331

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n’en manque pas : il n’a pas besoin de tourner le robinet, ni de payer de taxe, encore. Indépendamment de trois ou quatre vieilles rivières vaseuses tout à l’entour, la ferme est toujours, dans les temps de sécheresse, couverte de quatre à six pieds d’eau. Quant à la profondeur, dans la saison des pluies, il n’a jamais pu savoir au juste ce qu’il en est, faute d’avoir rien trouvé d’assez long pour en sonder le fond.

— Est-ce bien possible ? demanda Martin à son compagnon.

— C’est très-vraisemblable, répondit ce dernier. Quelque lot de terrain dans le Mississipi ou le Missouri, j’imagine.

— Cependant, poursuivit Mark, il est venu je ne sais d’où, jusqu’à New-York, pour y recevoir sa femme et ses enfants, et ils en sont repartis ensemble sur un paquebot cette sainte après-midi, aussi heureux de se trouver réunis que s’ils allaient ensemble au ciel. Vraiment, je serais tenté de croire qu’ils y vont tout droit, à en juger par la joie de ce pauvre homme.

— Et puis-je vous demander, dit Martin, promenant son regard satisfait de Mark au nègre, quel est ce gentleman ? Un autre de vos amis ?

— Monsieur, répondit Mark, le tirant à part pour lui parler confidentiellement à l’oreille, c’est un homme de couleur.

— Me croyez-vous aveugle, demanda Martin d’un ton d’impatience, pour juger nécessaire de m’apprendre cette belle nouvelle, quand ce visage est le plus noir que j’aie jamais vu ?

— Non, non ; quand je dis que c’est un homme de couleur, j’entends par là que c’est un de ces hommes comme on en voit en peinture sur les enseignes des boutiques. « Un homme est un « frère, » vous savez, monsieur, ajouta Mark, adressant à son maître un geste significatif pour lui rappeler la figure de nègre qu’on voit si souvent représentée dans les recueils et les petits imprimés à bon marché.

— Un esclave ! s’écria Martin en baissant la voix.

— Ah ! fit Mark sur le même ton. Rien de plus. Un esclave. Oui, quand cet homme était jeune (ne le regardez pas pendant que je vous parle de lui), on lui a cassé la jambe d’un coup de feu, on lui a fait une balafre au bras, on l’a marqué tout vif avec un fer rouge, comme un maquereau sur le gril. On l’a battu à outrance ; on lui a écorché le cou avec un collier de fer, et on lui a mis des anneaux de fer aux poignets et aux chevilles. Il en a encore les marques. Tandis que j’étais en train de dîner, il a ôté son habit, et j’en ai perdu l’appétit.