Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/341

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Au-dessus comme au-dessous d’eux, il y avait d’autres sphères élégantes ; et, parmi ces sphères, aucune des étoiles qui la composaient n’avait rien à démêler avec les étoiles des autres sphères. Mais parmi toutes les sphères, quelles qu’elles fussent, le bruit allait courir que les Norris, trompés par des manières et des dehors de gentleman, avaient, au mépris de leur haute position, « reçu chez eux » un homme sans dollars, un inconnu !… Ô aigle gardien de la pure république, avaient-ils donc vécu pour cette humiliation !

« Permettez-moi de prendre congé de vous, dit Martin après un silence terrible. Je sens que je cause ici au moins autant d’embarras que j’en éprouve moi-même. Mais avant de sortir, je dois décharger de toute responsabilité ce gentleman qui, en me présentant dans une si haute société, ignorait, je vous l’assure, combien j’en étais indigne. »

En achevant ces mots, il salua les Norris et s’éloigna comme une statue de neige, glacé au dehors, brûlant au-dedans.

« Allons, allons ! dit M. Norris père, qui, tout pâle, promena son regard sur les assistants lorsque Martin eut fermé la porte, le jeune homme aura toujours pu observer ce soir un raffinement de ton et de manières, une distinction simple et aisée, une grandeur d’élégance sociale auxquels il est étranger dans son pays. Espérons que cette rencontre éveillera en lui le sens moral. »

Si le sens moral, cet article particulièrement transatlantique (car, à en croire les hommes d’État, les orateurs et les pamphlétaires indigènes, l’Amérique en a monopolisé l’honneur) ; si cet article, particulièrement transatlantique, est censé correspondre à un sentiment général de bienveillance pour l’humanité tout entière, il est certain qu’il avait alors bien besoin de s’éveiller chez Martin : en effet, tandis qu’il enjambait les rues à grands pas ayant Mark à ses talons, son sens immoral était activement en jeu et lui faisait prononcer entre les dents des phrases féroces qu’heureusement pour notre voyageur personne n’entendit. Cependant il avait fini par retrouver assez de sang-froid pour pouvoir commencer à rire de l’incident, quand derrière lui il entendit le bruit d’un autre pas ; il se retourna et reconnut son ami Bevan, tout hors d’haleine.

Celui-ci prit le bras de Martin, qu’il pria de marcher plus lentement. Pendant quelques minutes il garda le silence, puis enfin :

« J’espère, dit-il, que vous n’avez pas besoin de l’explica-