Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/349

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exercé leur empire dans la petite sphère d’action que Martin avait quittée.

« Que ce printemps est froid !… disait un soir, d’un ton gémissant, le vieil Anthony en se rapprochant du feu. Il est certain qu’il faisait plus chaud que ça dans ma jeunesse.

— Avec tout cela, vous n’avez pas besoin d’aller roussir vos habits, fit observer l’aimable Jonas, qui leva ses yeux du journal de la veille. Le drap n’est déjà pas si bon marché !

— Brave enfant !… s’écria le père en soufflant sur ses mains glacées et les frottant de son mieux l’une contre l’autre. Quel garçon prudent ! Jamais il ne s’est abandonné aux vanités du luxe de la toilette ; non, non, jamais !

— Quant à ça, je ne sais pas trop ce que je ferais, dit le fils en reprenant la lecture de son journal, si je pouvais le faire pour rien.

— Ah ! oui, si !… dit le vieillard qui se dilata de joie. Mais c’est égal, il fait bien froid.

— Laissez donc le feu tranquille ! cria M. Jonas, arrêtant la main de son vénéré père au moment où celui-ci s’emparait du tisonnier. Voulez-vous manquer dans votre vieillesse, que vous dissipez en ce moment ?

— Je n’en aurais pas le temps, Jonas, dit le vieillard.

— Temps de quoi ?… hurla l’héritier.

— Le temps de manquer. Je voudrais bien que cela me fût possible !

— Vous avez été toujours aussi égoïste qu’un vieil escargot, dit Jonas, trop bas il est vrai pour être entendu de son père, et en attachant sur lui un regard sombre. Vous soutenez bien votre caractère. Vous ne vous inquiétez pas de manquer, n’est-ce pas ? Oh ! c’est sûr, vous ne vous en inquiétez pas. Et si votre chair, votre sang, venait à manquer par la même occasion, cela vous serait bien égal, vieux caillou ! »

Après avoir formulé cette respectueuse allocution, il saisit sa tasse et se mit à boire ; car, en ce moment, le père, le fils et Chuffey, étaient en train de prendre le thé. Alors, regardant de nouveau son père d’un œil fixe et s’arrêtant par intervalles pour absorber une gorgée de thé, il poursuivit sur le même ton que précédemment :

« Manquer !… vous êtes un drôle de vieux, pour parler de manquer par le temps qui court. N’allez-vous pas commencer à parler de ça ? Fort bien ! le temps de manquer ? Non, non, j’espère bien que vous ne l’aurez pas. C’est bien ce qui vous