Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/365

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pousser sans cérémonie dans le cabriolet et de partir au grand trot, sous le feu de l’exécration populaire.

Mme Gamp avait un gros paquet, une paire de socques et une espèce de parapluie à calèche ; ce dernier article était de couleur feuille morte, sauf une pièce circulaire d’un bleu vif, qui avait été adroitement adaptée tout au bout. Encore ahurie par la précipitation qu’elle avait mise à faire ses préparatifs, la dame avait en ce moment de si fausses idées sur les cabriolets, qu’elle paraissait les confondre avec la malle-poste ou les diligences ; si bien que, durant le premier demi-mille, elle essayait constamment de faire passer de force son bagage à travers le petit carreau de devant, et criait au cocher de le mettre sous la bâche. Revenue enfin de son erreur, elle concentra toutes ses inquiétudes sur ses socques, qu’elle lança nombre de fois dans les quilles de M. Pecksniff, comme si elle jouait au jeu de siam. Ce fut seulement lorsqu’ils approchèrent de la maison mortuaire que Mme Gamp retrouva assez de force et de présence d’esprit pour dire :

« Ainsi donc ce gentleman est décédé, monsieur !… Ah ! c’est grand dommage !… »

Elle ne savait pas même le nom du mort.

« Mais, poursuivit-elle, voilà ce qui nous attend tous inévitablement. C’est aussi certain que notre naissance ; toute la différence, c’est que nous ne pouvons pas en préciser aussi exactement l’époque. Ah ! le pauvre cher homme !… »

Cette Mme Gamp, était une grosse vieille femme avec une voix de rogomme et l’œil humide ; elle possédait un talent remarquable pour tourner ses yeux et n’en montrer que le blanc. Comme elle avait le cou très-court, elle ne savait comment faire pour regarder, s’il est permis de parler ainsi, par-dessus sa tête, les personnes à qui elle parlait. Elle portait une robe noire toute crasseuse, et que l’usage du tabac rendait plus sale encore ; le châle et le chapeau étaient à l’avenant. Par principe et depuis un temps immémorial, elle s’affublait, en semblable occasion, de ces articles de toilette passablement avariés. Ce costume avait le double avantage qu’il témoignait d’une somme convenable de respect pour le mort et qu’il pouvait donner l’idée aux plus proches parents de faire cadeau à la garde de quelque vêtement plus frais ; et cet appel était si fréquemment entendu, qu’on pouvait voir à toute heure du jour et tournure et comme le spectre de Mme Gamp (chapeau et le reste) suspendu à une douzaine au moins de boutiques de