Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/430

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grossière, cette phrase inconvenante, fut trop forte pour elle : elle ne put la digérer.

« Quoi ! un gentleman assis en tête-à-tête et causant avec une dame se permettre, bien que la porte fût ouverte, de parler d’œil nu ! »

Un long intervalle s’écoula avant que mistress Hominy, et pourtant c’était une femme d’esprit mâle et vigoureux, pût rassembler assez de courage pour reprendre la conversation. Mais mistress Hominy était voyageuse ; mistress Hominy était écrivain de Revues, auteur d’analyses critiques ; mistress Hominy avait fait régulièrement paraître dans un journal ses lettres de l’extérieur, commençant par ces mots : « Ma toujours très-chère âme, » et signée : « La mère des Gracques modernes » (par allusion à miss Hominy maintenant mariée), ses lettres où les termes d’indignation étaient imprimés en grandes capitales et l’ironie en italique ; mistress Hominy avait jeté sur les nations étrangères le regard d’une républicaine parfaite, tout chaud sortant du four modèle où on les fabrique ; et mistress Hominy pouvait en parler (ou écrire) à volonté une grande heure de suite sans désemparer. Aussi mistress Hominy tomba-t-elle lourdement sur Martin ; et, comme il ne tarda pas à s’endormir, elle put s’en donner à son aise et écraser le coupable tant que cela lui fit plaisir.

Ce que disait mistress Hominy n’importe guère ; c’était la répétition exacte de l’argot d’une classe de ses concitoyens, classe très-nombreuse qui, dans chacune de ses paroles, se reconnaît aussi étrangère aux principes élevés sur lesquels l’Amérique a fondé son existence comme nation, que pourrait l’être un Peau-Rouge dans ses chambres législatives. Cette classe n’est pas capable de sentir, ou, si elle le sent, peu lui importe, qu’en plaçant son pays sous le poids du mépris des honnêtes gens, elle livre au hasard le sort des nations à venir et jusqu’au progrès de la race humaine ; non, elle ne le sent pas plus que les pourceaux qui se vautrent dans ses rues. Cette race s’imagine qu’en criant aux autres peuples vieillis dans leur corruption : « Nous ne sommes pas pires que vous ! » (pas pires !) elle agit pour le plus grand bien, pour le plus grand avantage de cette république, qui n’a inauguré que d’hier sa noble carrière, et qui, dès aujourd’hui, est tellement mutilée, estropiée, couverte de plaies et d’ulcères dégoûtants pour l’œil et rebutants pour tous les sens, que ses meilleurs amis se détournent avec horreur de cette hideuse créature. Cette classe, dont les