Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/56

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cherche aurait abouti, comme la mienne, à devenir ce que je suis devenu maintenant. »

M. Pecksniff, ne sachant trop que dire, dans le temps d’arrêt qui suivit ces réflexions, fit tout ce qu’il put pour se donner l’air solennel d’un homme qui va rendre un oracle, pour peu qu’on veuille l’entendre ; mais il était parfaitement certain d’être interrompu par le vieillard avant même d’avoir prononcé une seule parole. Il ne se trompait point ; en effet, Martin Chuzzlewit, ayant repris haleine, continua ainsi :

« Écoutez-moi jusqu’au bout. Jugez du profit que vous retireriez d’une seconde visite, et après cela laissez-moi tranquille. J’ai toujours corrompu tellement et transformé le caractère de tous ceux qui m’ont entouré, en enfantant parmi eux des machinations et des espérances sordides ; j’ai fait naître tant de luttes et de discordes domestiques, rien qu’en me trouvant au milieu des membres de ma propre famille ; j’ai été tellement comme une torche enflammée dans des maisons paisibles dont j’embrasais l’atmosphère de gaz délétères et de vapeurs empoisonnées, et qui, sans moi, eussent conservé leur calme et leur innocence, que j’ai dû, je l’avoue, fuir tous ceux qui m’ont connu, et, cherchant un refuge dans des lieux secrets, vivre enfin de la vie d’un homme qui se sait traqué partout. Cette jeune fille que vous avez aperçue tout à l’heure auprès de moi… Eh quoi ! votre œil brille quand je parle d’elle ! Vous la haïssez déjà, n’est-il pas vrai ?

— Oh ! monsieur, sur ma parole !… murmura M. Pecksniff, en pressant une main contre sa poitrine et mouillant de larmes sa paupière.

— J’avais oublié… s’écria le vieillard, dardant sur lui un regard perçant, que l’autre parut sentir, quoiqu’il n’eût pas levé les yeux pour le mesurer. Je vous demande pardon. J’avais oublié que vous n’êtes qu’un étranger. En ce moment, vous me rappeliez un certain Pecksniff, un cousin à moi. Comme je vous le disais, la jeune fille que vous avez vue tout à l’heure est une orpheline, que, d’après un plan bien arrêté, j’ai nourrie et élevée, ou, si vous préférez ce mot, adoptée. Depuis un an et plus, elle m’a tenu constamment compagnie, ou, pour mieux dire, elle est ma compagnie unique. J’ai fait, elle le sait, le serment solennel de ne pas lui laisser en mourant une pièce de six pence ; mais, ma vie durant, je lui ai constitué une pension annuelle, dont le chiffre n’a rien d’exagéré, sans être non plus trop mesquin. Il a été convenu entre nous