la grande force morale du moyen âge. Dans ces siècles de fer, les âmes délicates, écrasées par la force brutale, avaient besoin de s’élever au-dessus des réalités révoltantes de la vie ; les cloîtres étaient pleins de ces âmes aimantes et souffrantes, qui avaient besoin de se réfugier dans les bras de Dieu pour fuir les souillures du monde et de s’écrier : Ecce elongavi fugiens et mans, in solitudine. Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te, Deus. Diligam te, Domine, fortitudo mea. Dominus firmamentun meum…, refugium meum, liberator, … adjutor, protector meus, cornu salutis meæ & susceptor meus… ! Elles trouvaient dans l’histoire du peuple de Dieu, dans les coups imprévus de la Providence à l’égard d’Israël, dans les cris douloureux, déchirants du Psalmiste, dans les invincibles espérances des prophètes, une consolation, un encouragement, une protection de Dieu contre la perversité des méchants. On lisait l’Écriture, comme le dira plus tard l’auteur de l’Imitation, avec le même esprit qui l’avait fait écrire. Il y eut des excès. Sous prétexte que la Loi est pleine du Christ, on tomba dans les exagérations les moins pardonnables. On trouva dans la Bible ce qu’on avait besoin d’y voir : non pas seulement l’histoire anticipée de la religion chrétienne, ce qui est fort légitime ; mais l’histoire anticipée et individuelle de nos âmes. De là des abus très réels du sens moral et allégorique chez les plus grands et les plus saints docteurs, sens ingénieux, cachés, accommodatices, interprétations un peu trop fantaisistes, — pour ne pas dire fantastiques, — dont nous ne nous débarrassons pas, qui consistent à isoler les textes, à saisir une analogie lointaine, un rapprochement quelconque entre un texte et un événement qui nous occupe, à juger du sens d’un passage par quelques mots détachés sans scrupule du contexte. On peut affirmer sans crainte que les Pères grecs sont en général incomparablement supérieurs, au point de vue de l’exégèse proprement dite, aux écrivains latins du moyen âge. Ces derniers n’avaient pas à leur disposition les éléments critiques, les traditions exégétiques des premiers ; ils s’en dédommagèrent inconsciemment, en se jetant dans les excès des applications morales ou mystiques.
À côté des mystiques, les théologiens qui, tout en se servant de la Sainte Écriture avec le même respect et le même amour, avec une prodigieuse connaissance du texte, — il n’était pas trop rare de rencontrer des théologiens qui savaient par cœur toute l’Écriture, — ne dirigèrent pas leurs études scripturaires dans un autre sens que les auteurs mystiques. Ce qui dominait le plus dans les écoles théologiques, c’était la métaphysique ou, si on le préfère, l’emploi de la raison pure. On se complaisait dans toutes les abstractions du dogme, on appliquait à la défense de la foi tous les procédés de la dialectique d’Aristote, on mettait au service de la religion toutes les ressources de la philosophie païenne ; mais on ne s’occupait pas assez de discussions de textes, de versions, d’authenticité. Ces questions n’étaient pas mûres, et l’on manquait pour les étudier des ressources de la critique moderne. Du reste, plus la science devenait abstraite, plus on essayait de sonder les impénétrables mystères de la sainte Trinité et de l’union hypostatique, plus l’Écriture devenait insuffisante, plus les textes vraiment probants se faisaient rares, plus il était malaisé de confirmer par des citations démonstratives les savantes déductions des théologiens. Il fallait s’en rapporter à la raison plus qu’à l’Écriture, et appuyer cette raison sur les Conciles, les Pères ou même l’autorité d’un grand docteur ou d’un saint.
Les études critiques, telles que nous les comprenons à présent, n’existaient donc