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CANTIQUE DES CANTIQUES

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moyen de faire le discernement ? On ne peut que répéter ce que Théodoret, In Cant., Prsef., t. lxxxi, col. 29, disait de la théorie de son maître, Théodore de Mopsueste : « Les saints Pères ont placé ce livre parmi les divines Écritures et l’ont approuvé comme plein de l’Esprit de Dieu et digne de l’Église. S’ils eussent été d’un autre sentiment, ils n’auraient point mis au nombre des Saintes Écritures un livre dont le sujet serait l’incontinence et la passion… C’est imaginer des contes dont seraient incapables même de vieilles femmes en délire, que de faire écrire de telles choses par le sage Salomon sur lui-même et sur la fille du pharaon, ou de remplacer la fille du pharaon par Abisag, la Sunamite. » Ajoutons que le livre, entendu dans un sens purement profane et littéral, pourrait prêter au reproche d’immoralité. Il en serait alors du Cantique comme de ces passages où les prophètes, Ézéchiel, xvi, par exemple, peignent l’idolâtrie sous les couleurs de la fornication et de l’adultère. On ne peut s’arrêter au sens littéral des mots, sans courir le danger de se heurter à des images charnelles. De là chez les anciens, tant juifs que chrétiens, l’usage de ne pas permettre à tous la lecture de ce livre. Pour en prendre connaissance, il fallait être en âge de dominer son imagination, et capable de chercher les vérités supérieures cachées derrière des voiles dangereux. « Voici mon avis, écrivait Origène, In Cant., t. xiii, col. 61. et le conseil que je donne à quiconque n’est pas encore à l’abri des attaques de la chair et du sang et qui n’a pas renoncé à l’amour de la nature matérielle : qu’il s’abstienne totalement de la lecture de ce livre et de ce qui y est dit. La même règle, dit-on, s’observe parmi les Hébreux : personne ne peut même avoir ce livre entre les mains, s’il n’a atteint la pleine maturité de l’âge. » Saint Jérôme, In Ezech., i, t. xxvi, col. 15, reproduit la même ob*rvation. Ces précautions, communes aux Juifs et aux chrétiens, prouvent qu’à leurs. yeux il n’y avait pas à s’arrêter à la lettre du Cantique. Bien loin d’aider à trouver la vraie signification du livre, la recherche d’un sens littéral historique n’eût pu qu’y mettre un dangereux obstacle.

2° Interprétation mystique. — C’est celle des auteurs qui admettent à la fois dans le Cantique un sens littéral et un sens mystique, se rapportant le premier au mariage de Salomon, le second à l’union de Jésus-Christ et de son Église. Honorius d’Autun (In Cant., prol., t. clxxii, col. 352), au XIIe siècle, adopta le premier cette interprétation. Son idée a été reprise par Jansénius de Gand, Paraphras. in Psal. Davidicos, Ps. xliv, in-f°, Lyon, -1580, ꝟ. 58 b ; Bossuet, dans son commentaire du Cantique ; Calmet, dans sa préface sur le même livre, la Bible de Vence, et quelques protestants modernes, Frz. Delitzsch, Zô’ckler, etc. — Cette seconde interprétation ne mérite pas la même réprobation que la première ; néanmoins elle n’est pas soutenable, puisque, comme nous venons de le voir, l’ensemble du Cantique né peut avoir de sens littéral et historique. On n’échappe pas à la difficulté en entendant dans le sens mystique tout ce qui serait inacceptable dans le sens propre littéral. On procède ainsi dans les prophéties, il est vrai ; mais quand on abandonne le sens littéral propre, c’est à raison de la sublimité des termes, trop relevés pour pouvoir être entendus à la lettre. Dans le Cantique, rien de pareil. Les détails qu’il faudrait interpréter mystiquement sont aussi simples que ceux auxquels on voudrait prêter un sens littéral ; ce n’est pas la sublimité des termes, c’est la difficulté de les rapporter à un même personnage qui suggérerait l’interprétation mystique, ce qui est contraire à toute logique et à toute analogie scripturaire. On ne peut donc rien interpréter dans le sens littéral propre, même comme support d’un sens mystique.

3° Interprétation allégorique. — C’est la seule qui ait été admise par toute la tradition juive et chrétienne, à l’exception des quelques partisans d’un sens littéral et mystique. Voici comment s’expriment les Pères : « Ce livre doit être entendu dans le sens spirituel, c’est à-dire dans

DICT. DE LA BIBLE

le sens de l’union de l’Église avec Jésus-Christ, sous le nom d’épouse et d’époux, et de l’union de l’âme avec le Verbe divin… Par l’époux, il faut entendre le Christ, et l’Église est l’épouse sans tache et sans ride. » Origène, In Cant., Hom. i, t. xiii, col. 3. — « Par l’épouse, la divine Écriture entend l’Église, et c’est le Christ qu’elle appelle l’époux. » Théodoret, In Cant., prolog., t. lxxxi, col. 27. — « Ce qui est écrit fait penser à des noces, mais ce qui est compris est l’union de l’âme humaine avec Dieu. » S. Grégoire de Nysse, In Cant., Hom. i, t. xxiv, col. 413. — « Salomon unit l’Église et le Christ et chante le doux épithalame des saintes noces. » S. Jérôme, Ep. lui, 7, ad Paulin., t. xxii, col. 279. — « Le Cantique des cantiques est la joie spirituelle des saintes âmes aux noces du roi et de la reine de la cité, le Christ et l’Église. Mais cette joie est enveloppée de voiles allégoriques, pour rendre les désirs plus ardents et la découverte plus agréable à l’apparition de l’époux et de l’épouse. » S. Augustin, De Civit. Dei, xvii, 20, t. xli, col. 556. — « Salomon, divinement inspiré, a chanté les louanges du Christ et de l’Église, la grâce du saint amour et les mystères des noces éternelles. » S. Bernard, Sup. Cant., Serin, i, 8, t. clxxxiii, col. 788. Saint Thomas d’Aquiu interprétait le Cantique dans le même sens, à l’abbaye de Fossa-Nova, quand la mort vint l’interrompre.

Ce sens n’a pas été imaginé arbitrairement par les interprètes. —1. Il a une base solide dans les nombreux passages de l’Ancien et du Nouveau Testament qui. pré-’sentent les rapports de Dieu avec son peuple sous l’image de l’union conjugale. Le Psaume xliv traite ce sujet sous une forme analogue. Dans Osée, ii, 19, 20, 23, le Seigneur dit à la nation choisie : « Je te prendrai pour épouse à jamais. » Dans Jérémie, ii, 2 : « Je me suis souvenu de toi, par pitié pour ta jeunesse, et de l’amour qui m’a fait t’épouser, quand tu m’as suivi dans le désert, dans cette terre où rien ne germe. » Ézéchiel, xvi, 8-14, décrit en conséquence l’infidélité à Dieu comme un adultère. Le Seigneur est fréquemment présenté comme époux, et l’Église comme épouse, dans le Nouveau Testament. Matth., ix, 15 ; xxv, 1-13 ; Joa., iii, 29 ; Eph., v, 23-25, 31, 32 ; II Cor., xi, 2 ; Apoc, xix, 7, 8. — 2. L’union de l’époux et de l’épouse étant la plus intime qui s’établisse sur la terre entre les créatures, il n’est point étonnant que Dieu ait voulu se servir de ce symbole pour faire peindre par les écrivains sacrés l’intimité de son union avec l’humanité régénérée, ni qu’il ait fait allusion aux sentiments les plus passionnés de l’homme pour donner quelque idée de son ardent amour envers sa créature. D’instinct, les saints qui ont le mieux aimé Dieu ont saisi le sens de cette allégorie. « Vous ne devez point vous étonner, écrivait sainte Thérèse, quand vous rencontrez dans l’Écriture des expressions très vives de l’amour de Dieu pour les hommes… Ce qui m’étonne beaucoup davantage que les paroles du Cantique et me met comme hors de moi, c’est ce que l’amour de NotreSeigneur lui a fait souffrir pour nous. Je suis loin d’être surprise par les paroles de tendresse du Cantique. Non, ce ne sont pas là des expressions trop fortes ; elles n’approchent point de l’affection que ce divin Sauveur nous a témoignée toute sa vie et par sa mort. » Conceptos del amor de Dios, dans Escritos de Santa Teresa, Madrid, 1861, t. i, p. 389. — 3. La canonicité du livre et la croyance générale à son inspiration parmi les. Juifs et les chrétiens prouvent que chez les uns et les autres on est toujours allé droit au sens spirituel, sans s’arrêter à la signification littérale de certaines descriptions.

Donc, non seulement il ne conviendrait pas de serrer de trop près le sens naturel des expressions employées par l’auteur sacré, mais cette attention trop grande prêtée à la lettre ne pourrait qu’égarer l’intelligence du lecteur. Puisque, d’après l’enseignement de toute l’antiquité, le vrai sens du Cantique est un sens allégorique, il est évident que l’unique objet qui s’est présenté à l’es II. - 7