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Page:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome1.djvu/28

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xiv
préface

accroissement, decroissance, ont disparu. Achef a cédé la place à achèvement, bat à battement, broud à brouillement, crousle à croulement, débord à débordement, gazouil à gazouillement, trouble à troublement. C’est souvent le suffixe -ation, si lourd, que nous voyons triompher : on dit protestation, prononciation, lamentation, diffamation, stimulation, au lieu de proteste, prononce, lamente, diffame, stimule. Autrefois ni a désigné l’action de nier, et l’on a dit, par exemple, mettre en ni. Cette fois, c’est la trop grande brièveté du mot qui a causé sa chute. Nous avons perdu sert, action de servir. Pille a été éliminé par pillage, fourbe par fourberie, accol par accolade, hant par hantise, cueille par cueillette, gel par gelée. Il nous reste pourtant assez de substantifs ainsi formés pour que nous puissions constater que ce procédé était facile, clair et avait l’avantage de donner à la finale des substantifs une variété de sons très favorable à l’harmonie du langage. Mais, dans la dérivation par suffixes, il se fait une analyse qui est bien conforme au génie de notre langue. Le radical exprime une idée, et le suffixe en exprime une autre qui se joint à la première pour la modifier de diverses façons. Protestation est un mot analytique, proteste était un mot synthétique.

La formation des mots par suffixes était si naturelle et si commode qu’elle était un peu dangereuse. Du Bellay et Ronsard recommandent la modération dans la création des mots nouveaux. Ils veulent que ces mots soient formés selon les lois de l’analogie et conformément aux habitudes de la langue. « Ne crains donques, Poëte futur, dit Du Bellay (Deffence, II, 6), d’innover quelques termes, en un long poëme principalement, avecques modestie toutesfois, analogie et jugement de l’oreille. » Ronsard prescrit la même prudence (Franciade, Préface de 1587) : « Je te veux bien encourager de prendre la sage hardiesse d’inventer des vocables nouveaux, pourveu qu’ils soient moulez et façonnez sus un patron desja receu du peuple. Il est fort difficile d’escrire bien en nostre langue, si elle n’est enrichie autrement qu’elle n’est pour le present de mots et de diverses manieres de parler. » Miais le plus grave danger, ce n’était pas la création maladroite, c’était la création inutile. La langue française était loin d’être pauvre, comme le croyaient ses amis aussi bien que ses ennemis. Seulement sa richesse n’était pas ordonnée et organisée. Personne n’en avait fait un inventaire complet, personne ne pouvait la connaître tout entière. C’est pourquoi l’on créait souvent des mots dont on n’avait nullement besoin.

Suffixes français, suffixes latins, suffixes germaniques, suffixes provençaux ou italiens, tout est mis à contribution pour former des mots nouveaux, et cette création surabondante commence bien avant le xvie siècle. Quand on examine le vocabulaire de cette époque, on s’aperçoit qu’à un même radical se sont joints souvent deux, trois ou quatre suffixes ayant la même valeur, produisant ainsi des dérivés qui font double, triple ou quadruple emploi : esclavitude et esclavage, — lentitude et lenteur, — cultivage et cultivement, — cuisinage, cuisinement, cuisinerie, — nourrissage, nourrissance, nourrissement, à côté de nourriture, — nopçage et nopçailles, — mutinage, mutination, mutinement, tous éliminés au profit de mutinerie, — décevance et décevement, — empirance et empirement, — glorifiance et glorifiement, — jouissance et jôuissement, — mesprisance, mesprisement et mesprison, — desirance et desiration, — tardance, tardement et tardité, — vengeance et vengement, — resplendissance et resplendeur, — terminance et termination, sans compter terminaison, — gentilisme (paganisme) et gentilité, — papalité, papat et papauté, — profondité et profondeur, — purité et pureté, — rarité et rareté, — aveugleté et aveuglement,noireté et noirceur, — tendreté et tendreur, — maigresse, maigreté et maigreur, — lassesse,