Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/275

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Le maître.

Mais il me semble que je sens au dedans de moi-même que je suis libre, comme je sens que je pense.

Jacques.

Mon capitaine disait : « Oui, à présent que vous ne voulez rien, mais veuillez vous précipiter de votre cheval ? »

Le maître.

Eh bien ! je me précipiterai.

Jacques.

Gaiement, sans répugnance, sans effort, comme lorsqu’il vous plaît d’en descendre à la porte d’une auberge ?

Le maître.

Pas tout à fait ; mais qu’importe, pourvu que je me précipite, et que je prouve[1] que je suis libre ?

Jacques.

Mon capitaine disait : « Quoi ! vous ne voyez pas que sans ma contradiction il ne vous serait jamais venu en fantaisie de vous rompre le cou ? C’est donc moi qui vous prends par le pied, et qui vous jette hors de selle. Si votre chute prouve quelque chose, ce n’est donc pas que vous soyez libre, mais que vous êtes fou. » Mon capitaine disait encore que la jouissance d’une liberté qui pourrait s’exercer sans motif serait le vrai caractère d’un maniaque.

Le maître.

Cela est trop fort pour moi ; mais, en dépit de ton capitaine et de toi, je croirai que je veux quand je veux.

Jacques.

Mais si vous êtes et si vous avez toujours été le maître de vouloir, que ne voulez-vous à présent aimer une guenon ; et que n’avez-vous cessé d’aimer Agathe toutes les fois que vous l’avez voulu ? Mon maître, on passe les trois quarts de sa vie à vouloir, sans faire.

Le maître.

Il est vrai.

Jacques.

Et à faire sans vouloir.

  1. Variante : Que je me prouve.