Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/105

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galerie de peintures, qui s’émerveille de la hardiesse de ce trait, qui sourit à la douceur de ce sentiment, qui se prête au tour de cette affection, et qui passe dédaigneusement sur tout ce qui blesse la belle nature.

Les sentiments, les inclinations, les affections, les penchants, les dispositions, et conséquemment toute la conduite des créatures dans les différents états de la vie, sont les sujets d’une infinité de tableaux exécutés par l’esprit qui saisit avec promptitude et rend avec vivacité et le bien et le mal. Nouvelle épreuve, nouvel exercice pour le cœur qui dans son état naturel et sain est affecté du raisonnable et du beau ; mais qui, dans la dépravation, renonce à ses lumières pour embrasser le monstrueux et le laid.

Par conséquent, point de vertu morale, point de mérite, sans quelques notions claires et distinctes du bien général, et sans


    nous fera jamais admirer cette figure. Mais, ajoutera-t-on, si nous ne l’admirons pas, c’est qu’elle ne ressemble à rien. Cela supposé, je refais la même question. Qu’entendez-vous donc par un monstre ? Un être qui ressemble à quelque chose, tel que la sirène, l’hippogriffe, le faune, le sphinx, la chimère et les dragons ailés ? Mais n’apercevez-vous pas que ces enfants de l’imagination des peintres et des poëtes n’ont rien d’absurde dans leur conformation ; que, quoiqu’ils n’existent pas dans la nature, ils n’ont rien de contradictoire aux idées de liaison, d’harmonie, d’ordre et de proportion ? Il y a plus, n’est-il pas constant qu’aussitôt que ces figures pécheront contre ces idées, elles cesseront d’être belles ? Cependant, puisque ces êtres n’existent point dans la nature, qui est-ce qui a déterminé la longueur de la queue de la sirène, l’étendue des ailes du dragon, la position des yeux du sphinx et la grosseur de la cuisse velue et du pied fourchu des sylvains ? car ces choses ne sont pas arbitraires. On peut répondre que pour appeler beaux ces êtres possibles, nous avons désiré, sans fondement, que la peinture observât en eux les mêmes rapports que ceux que nous avons trouvés établis dans les êtres existants ; et que c’est encore ici la ressemblance qui produit notre admiration. La question se réduit donc enfin à savoir si c’est raison ou caprice qui nous a fait exiger l’observation de la loi des êtres réels dans la peinture des êtres imaginaires ; question décidée, si l’on remarque que, dans un tableau, le sphinx, l’hippogriffe et le sylvain sont en action ou sont superflus ; s’ils agissent, les voilà placés sur la toile, de même que l’homme, la femme, le cheval et les autres animaux sont placés dans l’univers : or, dans l’univers, les devoirs à remplir déterminent l’organisation : l’organisation est plus ou moins parfaite, selon le plus ou le moins de facilité que l’automate en reçoit pour vaquer à ses fonctions. Car qu’est-ce qu’un bel homme, si ce n’est celui dont les membres bien propoitionnés conspirent de la façon la plus avantageuse à l’accomplissement des fonctions animales ? Mais cet avantage de conformation n’est point imaginaire : les formes qui le produisent ne sont pas arbitraires, ni par conséquent la beauté, qui est une suite de ces formes. Tout cela est évident pour quiconque connaît un peu les proportions géométriques que doivent observer les parties entre elles, pour constituer l’économie animale. (Diderot.)