Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/136

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faitement à soi, et tendre à son intérêt avec toute la vigueur possible, on n’aurait rien de mieux à faire, pour son propre bonheur, que de déraciner sans ménagement toute cette suite d’affections sociales, et de traiter la bonté, la douceur, la commisération, l’affabilité et leurs semblables, comme des extravagances d’imagination ou des faiblesses de la nature.

En conséquence de ces idées singulières, il faudrait avouer que, dans chaque système de créatures, l’intérêt de l’individu est contradictoire à l’intérêt général, et que le bien de la nature dans le particulier est incompatible avec celui de la commune nature. Étrange constitution, dans laquelle il y aurait certainement un désordre et des bizarreries que nous n’apercevons point dans le reste de l’univers. J’aimerais autant dire de quelque corps organisé, animal ou végétatif, que, pour assurer que chaque partie jouit d’une bonne santé, il faut absolument supposer que le tout est malade.

Mais, pour exposer toute l’absurdité de cette hypothèse, nous allons démontrer que, tandis que les hommes, s’imaginant que leur avantage présent est dans le vice, et leur mal réel dans la vertu, s’étonnent d’un désordre qu’ils supposent gratuitement dans la conduite de l’univers, la nature fait précisément le contraire de ce qu’ils imaginent ; que l’intérêt particulier de la créature est inséparable de l’intérêt général de son espèce ; enfin que son vrai bonheur consiste dans la vertu, et que le vice ne peut manquer de faire son malheur.


SECTION II.


Peu de gens oseraient supposer qu’une créature en qui ils n’aperçoivent aucune affection naturelle, qui leur paraît destituée de tout sentiment social et de toute inclination communicative, jouit en elle-même de quelque satisfaction, et retire de grands avantages de sa ressemblance avec d’autres êtres. L’opinion générale, c’est qu’une pareille créature, en rompant avec le genre humain, en renonçant à la société, n’en a que moins de contentement dans la vie, et n’en peut trouver que moins de douceur dans les plaisirs des sens. Le chagrin, l’impatience et la mauvaise humeur ne seront plus en elle des moments fâcheux ; c’est un état habituel, auquel tout caractère insociable