Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/137

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ne manque pas de se fixer. C’est alors qu’une foule d’idées tristes s’emparent de l’esprit, et que le cœur est en proie à mille inclinations perverses, qui l’agitent et le déchirent sans relâche : c’est alors que, des noirceurs de la mélancolie et des aigreurs de l’inquiétude, naissent ces antipathies cruelles par qui la créature, mécontente d’elle-même, se révolte contre tout le monde. Le sentiment intérieur, qui lui crie qu’un être si dépravé, incommode à quiconque l’approche, ne peut qu’être odieux à ses semblables, la remplit de soupçons et de jalousies, la tient dans les craintes et les horreurs, et la jette dans des perplexités que la fortune la mieux établie et la plus constante prospérité sont incapables de calmer.

Tels sont les symptômes de la perversité complète ; et l’on est d’accord sur leur évidence. Lorsque la dépravation est totale ; lorsque l’amitié, la candeur, l’équité, la confiance, la sociabilité sont anéanties ; lors enfin que l’apostasie morale est consommée, tout le monde s’aperçoit et convient de la misère qui la suit. Quand le mal est à son dernier degré, il n’y a qu’un avis. Pourquoi faut-il qu’on perde de vue les funestes influences de la dépravation dans ses degrés inférieurs ? On s’imagine que la misère n’est pas toujours proportionnée à l’iniquité ; comme si la méchanceté complète pouvait entraîner la plus grande misère possible, sans que ses moindres degrés partageassent ce châtiment. Parler ainsi, c’est dire qu’à la vérité le plus grand dommage qu’un corps puisse souffrir, c’est d’être disloqué, démembré, et mis en mille pièces ; mais que la perte d’un bras ou d’une jambe, d’un œil, d’une oreille ou d’un doigt, c’est une bagatelle qui ne mérite pas qu’on y fasse attention.

L’esprit a pour ainsi dire ses parties, et ses parties ont leurs proportions. Les dépendances réciproques et le rapport mutuel de ces parties, l’ordre et la connexion des penchants, le mélange et la balance des affections qui forment le caractère, sont des objets faciles à saisir par celui qui ne juge pas cette anatomie intérieure, indigne de quelque attention. L’économie animale n’est ni plus exacte, ni plus réelle. Peu de gens toutefois se sont occupés à anatomiser l’âme ; et c’est un art que personne ne rougit d’ignorer parfaitement[1]. Tout le monde convient que le

  1. On se pique de connaître les qualités d’un bon cheval, d’un bon chien et d’un bon oiseau. On est parfaitement instruit des affections, du tempérament, des humeurs et de la forme convenable à chacune de ces espèces. Si par hasard un chien décèle quelque défaut contraire à sa nature ; « cet animal, dit-on incontinent, est vicieux ; » et, fortement persuadé que ce vice le rend moins propre aux services qu’on en doit attendre, on met tout en œuvre pour le corriger. Il y a peu de jeunes gens qui n’entendent plus ou moins cette discipline. Suivons cet écervelé qui, pour quelque ordre futile et peut-être deshonnête, différé ou maladroitement exécuté, ferait périr un domestique sous le bâton ; suivons-le dans ses écuries, et demandons-lui pourquoi ce cheval est séparé de la société des autres: « Il a la jambe fine, il porte noblement sa tête, il est en apparence plein d’âme et de feu. — Vous avez raison, vous répondra-t-il ; mais il est excessivement fougueux ; on n’en approche pas sans danger ; son ombre l’effarouche ; une mouche lui fait prendre le mors aux dents ; il faut que je m’en défasse. » De là, passant à ses chiens: « Voyez-vous, ajoutera-t-il tout de suite (car vous avez touché sa corde), voyez-vous cette petite chienne noire et blanche ? elle est assez mal coiffée ; son poil et sa taille ne sont pas avantageux ; elle paraît manquer de jarret ; mais elle a l’odorat exquis ; pour la sagacité, je ne connais pas sa pareille : et de l’ardeur, hélas ! elle n’en a que trop pour sa force. Si j’avais le malheur de la perdre, je donnerais, pour la retrouver, tous ces grands chiens de parade qui m’embarrassent plus qu’ils ne me servent. Fainéants, lâches et gourmands, mon piqueur a pris des peines infinies pour n’en rien faire qui vaille : ils ont tellement dégénéré (car Finaude, leur mère, était admirable !) qu’il faut que par la négligence de ces coquins à rouer à coups de barre (ce sont ses valets d’écurie,) elle ait été couverte par quelque mâtin de ma basse-cour. » C’est ainsi que ceux qui ont le moins étudié la nature de leur espèce, distinguent à merveille, et les défauts qui lui sont étrangers, et les qualités qui lui conviennent en d’autres créatures. C’est ainsi que la bonté qui les affecte si peu en eux-mêmes et dans leurs semblables, surprend ailleurs leur hommage : tant est naturel le sentiment que nous en avons. C’est bien ici que nous aurons raison de dire avec Horace :
    Naturam expellas furca, tanien usque recurret. (Diderot.)