Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/171

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avec eux qu’ils se déploient, qu’ils sont ouverts, libres, sincères et généreux : c’est en leurs mains qu’ils se plaisent quelquefois à déposer leur sceptre. Plaisir franc et désintéressé, et même, en bonne politique, la plupart du temps opposé à leurs vrais intérêts, mais toujours au bonheur de leurs sujets. C’est dans ces contrées où l’amour des peuples ne dispose point du monarque, mais la faiblesse pour quelque vile créature ; c’est dans ces contrées, dis-je, qu’on voit l’étendard de la tyrannie arboré dans toutes ses couleurs : le prince devient sombre, méfiant et cruel ; ses sujets ressentent l’effet de ces passions horribles, mais nécessaires supports d’une couronne environnée de nuages épais, et couverte d’une obscurité qui la dérobe éternellement aux yeux, à l’accès et à la tendresse. Il est inutile d’appuyer cette réflexion du témoignage de l’histoire.

D’où l’on voit quelle est la force de l’affection sociale, à quelle profondeur elle est enracinée dans notre nature ; par combien de branches elle est entrelacée avec les autres passions, et jusqu’à quel point elle est nécessaire à l’économie des penchants et à notre félicité.

Il est donc vrai que le grand et principal moyen d’être bien avec soi, c’est d’avoir les affections sociales ; et que manquer de ces penchants, c’est être misérable : ce que j’avais à démontrer.


SECTION II.


Nous avons maintenant à prouver que la violence des affections privées rend la créature malheureuse.

Pour procéder avec quelque méthode, nous remarquerons d’abord que toutes les passions relatives à l’intérêt particulier et à l’économie privée de la créature se réduisent à celle-ci : l’amour de la vie, le ressentiment des injures, l’amour des femmes et des autres plaisirs des sens, le désir des commodités de la vie, l’émulation ou l’amour de la gloire et des applaudissements, l’indolence ou l’amour des aises et du repos. C’est dans ces penchants relatifs au système individuel, que consistent l’intérêt et l’amour-propre.

Ces affections modérées et retenues dans de certaines bornes ne sont par elles-mêmes ni injurieuses à la société, ni contraires à la vertu morale. C’est leur excès qui les rend vicieuses. Estimer