Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/23

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C’est de la meilleure foi du monde qu’il se sentait porté à aimer tous ses semblables jusqu’à ce qu’il eût de fortes raisons de les mépriser ou de les haïr ; lorsqu’il avait même de trop justes motifs de s’en plaindre, il courait encore grand risque de l’oublier. Il fallait bien que cela fût ainsi, puisque toutes les fois qu’il se croyait sérieusement engagé à s’en souvenir, il s’était imposé la loi d’en prendre note sur des tablettes qu’il avait consacrées à cet usage ; mais ces tablettes demeuraient cachées dans un coin de son secrétaire, et la fantaisie de consulter ce singulier dépôt le tourmentait rarement ; je ne l’ai vu y recourir qu’une seule fois pour me raconter les torts qu’avait eus avec lui le malheureux Jean-Jacques.

Diderot conversait bien moins avec les hommes qu’il ne conversait avec ses propres idées. Défenseur passionné du matérialisme, on peut dire qu’il n’en était pas moins l’idéaliste le plus décidé quant à sa manière de sentir et d’exister ; il l’était malgré lui par l’ascendant invincible de son caractère et de son imagination. Le plus grand attrait qu’eût pour lui la société où il vivait habituellement, c’est qu’elle était le seul théâtre où son génie pût se livrer à sa fougue naturelle et se déployer tout entier. Lorsque l’âge eut refroidi sa tête, la société parut lui devenir assez indifférente ; souvent même il y trouvait plus de peine que de plaisir, et rentrait avec délice dans sa retraite. Ses livres, qui servirent de prétexte aux bienfaits de Catherine II, et dont elle lui avait assuré la jouissance avec tant de grâce et de bonté, ses livres, quelques promenades solitaires, une causerie très intime, surtout celle de sa fille, devinrent alors ses délassements les plus doux. Cette fille, si tendrement chérie et si digne de l’être, fut jusqu’au dernier moment le charme et la consolation de sa vie ; elle lui a fait supporter avec une patience, avec une douceur inaltérable les longues douleurs et le pénible ennui d’une maladie dont il avait prévu depuis longtemps le terme sans crainte et sans faiblesse.