Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/279

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n’ait pas été un homme plus uni et plus commun dans ses actions. Je ne conçois pas comment votre colonel, qui pensait si bien sur les mœurs, a fait tant de prodiges.

56. « Mais si sa morale ne m’est pas nouvelle, ajouta Ménippe, j’avoue qu’il n’en est pas de même de ses prodiges ; ils me sont tous nouveaux : ils ne doivent pourtant l’être ni pour moi, ni pour personne. Il y a fort peu de temps que votre colonel vivait : tous les hommes d’un âge raisonnable ont été ses contemporains. Concevez-vous en bonne foi que, dans une province de l’Empire aussi fréquentée que la Judée, il se soit passé des choses si extraordinaires, et cela pendant trois ou quatre ans de suite, sans qu’on en ait rien entendu ? Nous avons un gouverneur et une garnison nombreuse dans Jérusalem ; notre pays est plein de Romains ; le commerce est continuel de Rome à Joppé, et nous n’avons seulement pas su que votre chef fût au monde. Ses compatriotes ont eu la faculté de voir ou de ne pas voir des miracles, selon qu’il leur plaît ; mais les autres hommes voient ordinairement ce qui est devant leurs yeux, et ne voient que cela. Vous me dites que nos soldats attestèrent les prodiges arrivés à sa mort et à sa résurrection, et le tremblement de terre, et les ténèbres épaisses qui obscurcirent pendant trois heures la lumière du soleil, et le reste. Mais lorsque vous me les représentez saisis de frayeur, consternés, abattus, dispersés à l’aspect d’une intelligence visible qui descend du ciel pour lever la pierre qui scellait son tombeau ; lorsque vous assurez que ces mêmes soldats désavouèrent pour un vil intérêt des prodiges qui les avaient tellement frappés, qu’ils en étaient presque morts de peur, vous oubliez que c’étaient des hommes, ou du moins vous les métamorphosez en Iduméens, comme si l’air de votre pays fascinait les yeux et renversait la raison des étrangers qui le respirent. Croyez que si votre chef avait exécuté la moindre partie des choses que vous lui attribuez, l’empereur, Rome, le Sénat, toute la terre en eût été informée. Cet homme divin serait devenu le sujet de nos entretiens et l’objet d’une admiration générale. Cependant il est encore ignoré. Cette province entière, à l’exception d’un petit nombre d’habitants, le regarde comme un imposteur. Concevez du moins, Marc, qu’il a fallu un prodige plus grand que tous les prodiges de votre chef, pour étouffer une vie aussi publique, aussi éclatante, aussi