Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/283

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faire injustice à personne. Je t’avouerai toutefois que cet avis n’est pas le mien ; je m’anéantis à regret ; je veux continuer d’être, persuadé que je ne puis jamais qu’être bien. Je pense que notre prince, qui n’est pas moins sage que bon, ne fait rien dont il ne résulte quelque avantage : or, quel avantage peut-il tirer de la peine d’un mauvais soldat ? Sa satisfaction propre ? Je n’ai garde de le croire ; je lui ferais une injure grossière, en le supposant plus méchant que moi. Celle des bons ? Ce serait en eux un sentiment de vengeance incompatible avec leur vertu, et auquel notre prince, qui ne se règle point sur les caprices d’autrui, n’aurait aucun égard. On ne peut pas dire qu’il punira pour l’exemple ; car il ne restera personne que le supplice puisse intimider. Si nos souverains infligent des peines, c’est qu’ils espèrent effrayer ceux qui seraient tentés de ressembler aux coupables.

64. Mais avant que de sortir de l’allée des épines, il faut encore que tu saches que ceux qui la suivent sont tous sujets à une étrange vision. C’est de se croire obsédés par un enchanteur malin, aussi vieux que le monde, ennemi mortel du prince et de ses sujets, rôdant invisiblement autour d’eux, cherchant à les débaucher, et leur suggérant sans cesse à l’oreille de se défaire de leur bâton, de salir leur robe, de déchirer leur bandeau et de passer dans l’allée des fleurs ou sous nos marronniers. Lorsqu’ils se sentent trop pressés de suivre ses avis, ils ont recours à un geste symbolique, qu’ils font de la main droite et qui met l’enchanteur en fuite, surtout s’ils ont trempé le bout du doigt dans une certaine eau qu’il n’est donné qu’aux guides de préparer.

65. Je n’aurais jamais fait, si j’entrais dans le détail des propriétés de cette eau, et de la force et des effets du signe. L’histoire de l’enchanteur a fourni des milliers de volumes, qui tous concourent à démontrer que notre prince n’est qu’un sot en comparaison de lui, qu’il lui a joué cent tours plaisants, et qu’il est mille fois plus habile à lui enlever ses sujets que son rival à se les conserver. Mais de peur d’encourir le reproche qu’on a fait à Milton, et que ce maudit enchanteur ne devînt aussi le héros de mon ouvrage, comme on ne manquera pas d’assurer qu’il en est l’auteur ; je te dirai seulement qu’on le représente à peu près sous la forme hideuse qu’on a donnée à