Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/286

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3. Une grande question à décider, ce serait de savoir si cette partie de l’armée fait un corps et peut former une société. Car ici point de temples, point d’autels, point de sacrifices, point de guides. On ne suit point d’étendard commun ; on ne connaît point de règlements généraux : la multitude est partagée en bandes plus ou moins nombreuses, toutes jalouses de l’indépendance. On vit comme dans ces gouvernements anciens, où chaque province avait des députés au conseil général avec des pouvoirs égaux. Tu résoudras ce problème, quand je t’aurai tracé les caractères de ces guerriers.

4. La première compagnie, dont l’origine remonte bien avant dans l’antiquité, est composée de gens qui vous disent nettement, qu’il n’y a ni allée, ni arbres, ni voyageurs ; que tout ce qu’on voit pourrait bien être quelque chose, et pourrait bien aussi n’être rien. Ils ont, dit-on, un merveilleux avantage au combat ; c’est que s’étant débarrassés du soin de se couvrir, ils ne sont occupés que de celui de frapper. Ils n’ont ni casque, ni bouclier, ni cuirasse ; mais seulement une épée courte, à deux tranchants, qu’ils manient avec une extrême dextérité. Ils attaquent tout le monde, même leurs propres camarades ; et quand ils vous ont fait de larges et profondes blessures, ou qu’eux-mêmes en sont couverts, ils soutiennent avec un sang-froid prodigieux que tout n’était qu’un jeu, qu’ils n’ont eu garde de vous porter des coups, puisqu’ils n’ont point d’épée, et que vous-même n’avez point de corps ; qu’après tout ils pourraient bien se tromper ; mais que le plus sûr pour eux et pour vous, c’est d’examiner si réellement ils sont armés, et si cette querelle, dont vous vous plaignez, n’est point une marque de leur amitié. On raconte de leur premier capitaine qu’en se promenant dans l’allée, il marchait en tout sens, quelquefois la tête en bas, souvent à reculons ; qu’il allait se heurter rudement contre les passants et les arbres, tombait dans des trous, se donnait des entorses, et répondait à ceux qui s’offraient de le guider, qu’il n’avait pas bougé de sa place, et qu’il se portait très-bien. Dans les conversations, il soutenait indifféremment le pour et le contre, établissait une opinion, la détruisait, vous caressait d’une main, vous souffletait de l’autre, et finissait toutes ses niches par, vous aurais-je frappé ? Cette troupe n’avait point eu d’étendard, lorsqu’il y a environ deux cents ans un de ses