Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/301

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leur faire des promenades si dangereuses. L’univers est, dites-vous, l’ouvrage de votre monarque ; vous conviendrez du moins que ces deux morceaux ne font pas honneur à son goût. À quoi bon cette affluence d’eau ? Quelques ruisseaux auraient suffi pour entretenir dans ces prairies la fraîcheur et la fertilité ; et ces monceaux énormes de pierres brutes, vous les trouverez sans doute préférables à une belle plaine ? Encore une fois, tout ceci doit la naissance moins aux conseils de la raison qu’aux boutades de la folie.

40. — Mais que penseriez-vous, lui répondis-je, d’un politique de campagne qui, n’étant jamais entré au conseil de son prince, et n’en pénétrant point les desseins, déclamerait contre les impôts, la marche ou l’inaction des armées, et la destination des flottes, et attribuerait au hasard, tantôt le gain d’une bataille, tantôt le succès d’une négociation, ou celui d’une expédition maritime ? Vous rougiriez sans doute de son erreur ; et c’est la vôtre. Vous condamnez la position de ce fleuve et de ces montagnes, parce qu’elles vous gênent actuellement ; mais êtes-vous seul dans l’univers ? Avez-vous pesé tous les rapports de ces deux objets avec le bien du système général ? Savez-vous si cet amas d’eau n’est point nécessaire pour fertiliser d’autres climats qu’il arrosera dans son cours ; s’il n’est pas le lien du commerce de plusieurs grandes villes situées sur ses bords ? À quoi serviraient ici vos ruisseaux, qu’un coup de soleil tarirait ? Ces rochers qui vous blessent les yeux sont couverts de plantes et d’arbres d’une utilité reconnue. On tire de leurs entrailles des minéraux et des métaux. Sur leur cime, sont d’immenses réservoirs que les pluies, les brouillards, les neiges et les rosées remplissent, et d’où les eaux se distribuent avec économie et vont former au loin de ruisseaux, des fontaines, des rivières et des fleuves. Voilà, mon cher, ajoutai-je, les desseins du prince. La raison vous a mis à la porte de son conseil ; et vous en avez assez entendu pour être convaincu qu’une main immortelle a creusé les réservoirs et pratiqué les canaux. »

41. Zénoclès, qui voyait que la dispute commençait à s’échauffer, nous fit signe de la main, comme pour nous demander une suspension d’armes. « Il me semble, dit-il, que vous allez bien vite tous deux. Voilà, selon vous, un fleuve et des rochers, n’est-ce pas ? Et moi, je vous soutiens que ce que vous