Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/39

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Cependant quelquefois il ne possédait pas un écu ; plongé alors dans une tristesse profonde, cherchant la solitude, il se promettait d’abandonner ses occupations, il voulait renoncer à tout ce qui charmait sa vie ; mais une ligne d’Homère, un problème à résoudre, une pensée de Newton détruisaient dans un instant le projet d’une semaine ; tout ce qui occupait son génie rendait à son âme le calme et la sérénité.

Un mardi gras, il se lève, fouille dans sa poche, il n’avait pas de quoi dîner ; il ne veut point aller troubler des amis qui ne l’ont point invité. Ce jour, qu’il avait tant de fois passé dans son enfance au milieu de parents qui l’adoraient, devient plus triste encore, il ne peut travailler ; il croit en se promenant dissiper sa mélancolie ; il va aux Invalides, au Cours, à la Bibliothèque du Roi, au Jardin des Plantes. L’on peut calmer l’ennui, mais l’on ne peut tromper la faim. Il revient à son auberge ; en entrant, il s’assied et se trouve mal ; l’hôtesse lui donne un peu de pain grillé dans du vin ; il fut se coucher. « Ce jour-là, me disait-il, je jurai, si jamais je possédais quelque chose, de ne refuser de ma vie un indigent, de ne point condamner mon semblable à une journée aussi pénible. » Jamais serment ne fut plus souvent et plus religieusement observé.

Ce fut à peu près vers ce temps, en 1741, qu’il fit connaissance avec ma mère.

Mlle  de Malville, ma grand-mère maternelle, fille unique d’un gentilhomme du Mans, ruiné au service, épousa par inclination un manufacturier d’étamine de sa province, riche et bien élevé, appelé Champion. Cet homme ayant la fureur des spéculations dérangea ses affaires ; au lieu d’abandonner ses projets, il en forma de nouveaux, et se ruina tout à fait ; le désespoir d’avoir perdu sa fortune termina bientôt sa vie. Mme  Champion, veuve et n’ayant rien, vint à Paris avec sa fille, âgée alors de trois ans. Une amie de son enfance lui donna une retraite, et ma mère fut mise au couvent des Miramiones pour y apprendre à travailler assez bien pour n’avoir besoin des secours de personne.

Ma grand-mère perdit son amie, vint retirer du couvent ma mère qui avait alors seize ans, s’établit avec elle dans un petit logement, et toutes deux faisaient le commerce de dentelle et de linge. Elles vécurent ainsi paisibles et heureuses pendant dix ou douze ans. Elles avaient des meubles décents et environ deux mille écus d’économies. Ma mère était grande, belle, pieuse et sage. Quelques