Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/40

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commerçants avaient voulu l’épouser ; mais elle préférait son travail et sa liberté à un époux qu’elle n’aurait pu aimer.

Mon père vint habiter une petite chambre dans sa maison. Il la vit et voulut la revoir. L’hôtesse le prévint que ces deux femmes vivaient dans la plus grande solitude, et qu’elles recevraient difficilement un homme de sa figure et de son âge. Moins cela était facile, plus sa fantaisie devint vive. À titre de voisin, il leur fit une visite, et demanda la permission de revenir quelquefois. Il a voulu peindre le commencement de leur liaison dans le Père de famille. Violent comme Saint-Albin, il n’eut pas besoin d’autre modèle. Les obstacles que son père mit à son mariage, le caractère sec, dur et impérieux de son frère, voilà le canevas de cet ouvrage ; son imagination y a ajouté ce qu’il a cru nécessaire pour lui donner plus d’intérêt.

Comme il ne pouvait sans motif rendre à ma mère des soins fort assidus, il dit à ces deux femmes qu’il était destiné à l’état ecclésiastique ; que bientôt il entrait au séminaire de Saint-Nicolas ; qu’il avait besoin d’une certaine provision de linge, et qu’il les priait de s’en charger. Ces petits détails suffirent à des gens qui s’aimaient sans se le dire. Sous ces légers prétextes il arrivait trois ou quatre fois la semaine ; bientôt il vint tous les soirs. L’on fit des réparations à la maison qu’ils habitaient, ils furent obligés de déloger. Ma mère loua un autre appartement, et mon père se trouva avoir retenu une chambre au-dessus d’elle. Tous deux m’ont assuré mille fois que le hasard seul avait eu part à cet arrangement, et qu’ils s’étaient trouvés tous deux établis une seconde fois dans la même niche avec le plus grand étonnement. Cependant elles lui parlaient sans cesse de son entrée au séminaire ; mais, s’étant plus d’une fois aperçu qu’il était agréable à ma mère, il lui avoua qu’il n’avait imaginé ce conte que dans l’intention de s’introduire chez elle, et l’assura avec toute la violence de sa passion et de son caractère, qu’il était très déterminé, non à prendre les ordres, mais à l’épouser. Ma mère ne lui fit que les objections de la raison ; à côté de leur tendresse elles avaient peu de poids. Ma grand-mère trouvait qu’il était très déraisonnable de se marier à une tête aussi vive, à un homme qui ne faisait rien, et dont tout le mérite était, disait-elle, une langue dorée avec laquelle il renversait la cervelle de sa fille ; mais cette mère qui prêchait si bien, aimait elle-même mon père à la folie. Son enfant lui déclara que cet homme était le seul qu’elle pût aimer, et enfin ils décidèrent tous trois que mon père ferait un voyage à Langres,