Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/405

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moment je suis reconnaissante ; hélas ! si je voyais, bientôt on ne s’occuperait plus de moi. » Les erreurs de la vue en avaient diminué le prix pour elle. « Je suis, disait-elle, à l’entrée d’une longue allée ; il y a à son extrémité quelque objet : l’un de vous le voit en mouvement ; l’autre le voit en repos ; l’un dit que c’est un animal, l’autre que c’est un homme, et il se trouve, en approchant, que c’est une souche. Tous ignorent si la tour qu’ils aperçoivent au loin est ronde ou carrée. Je brave les tourbillons de la poussière, tandis que ceux qui m’entourent ferment les yeux et deviennent malheureux, quelquefois pendant une journée entière, pour ne les avoir pas assez tôt fermés. Il ne faut qu’un atome imperceptible pour les tourmenter cruellement… » À l’approche de la nuit, elle disait que notre règne allait finir, et que le sien allait commencer. On conçoit que, vivant dans les ténèbres avec l’habitude d’agir et de penser pendant une nuit éternelle, l’insomnie qui nous est si fâcheuse ne lui était pas même importune.

Elle ne me pardonnait pas d’avoir écrit que les aveugles, privés des symptômes de la souffrance, devaient être cruels. « Et vous croyez, me disait-elle, que vous entendez la plainte comme moi ? Il y a des malheureux qui savent souffrir sans se plaindre. — Je crois, ajoutait-elle, que je les aurais bientôt devinés, et que je ne les plaindrais que davantage. »

Elle était passionnée pour la lecture et folle pour la musique. « Je crois, disait-elle, que je ne me lasserais jamais d’entendre chanter ou jouer supérieurement d’un instrument, et quand ce bonheur-là serait, dans le ciel, le seul dont on jouirait, je ne serais pas fâchée d’y être. Vous pensiez juste lorsque vous assuriez de la musique que c’était le plus violent des beaux-arts, sans en excepter ni la poésie, ni l’éloquence ; que Racine même ne s’exprimait pas avec la délicatesse d’une harpe ; que sa mélodie était lourde et monotone en comparaison de celle d’un instrument, et que vous aviez souvent désiré de donner à votre style la force et la légèreté des tons de Bach. Pour moi, c’est la plus belle des langues que je connaisse. Dans les langues parlées, mieux on prononce, plus on articule ses syllabes  ; au lieu que, dans la langue musicale, les sons les plus éloignés du grave à l’aigu et de l’aigu au grave, sont filés et se suivent imperceptiblement ;