Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/48

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j’ai vu dans des lettres très intimes de mon père tout le détail de ses allées et venues dans ce temps. M. d’Alembert voulait que son traitement fût plus considérable, les libraires y consentirent ; quelques mois après, il voulut davantage, ils rechignèrent, mais ils accordèrent encore ; quelques mois après, il demanda de nouvelles augmentations, jamais mon père ne put les y déterminer ; et après avoir conjuré, supplié, demandé à son ami, juré, tourmenté les libraires, il demeura seul chargé de la besogne. Cet événement ne diminua ni l’estime de mon père pour la personne de M. d’Alembert, ni la justice qu’il rendait à ses rares talents, mais il s’éloigna de sa société. Toutes les fois qu’ils se retrouvaient, ils se traitaient comme s’ils ne se fussent jamais quittés, mais ils étaient quelquefois deux ans sans se voir.

Il avait un petit ouvrage tout prêt à publier, intitulé la Promenade du sceptique ; un exempt, nommé d’Hémery, vient lui faire une visite et fouiller partout ; il trouve le manuscrit, le met dans sa poche en disant : Voilà qui est bien, c’est cela que je cherche… Mon père a fait depuis plusieurs démarches pour le rattraper, mais elles ont été infructueuses. Ce petit ouvrage avait passé de la bibliothèque de M. Berrier dans celle de M. de Lamoignon, ensuite chez M. Beaujon ; il est , ou perdu[1].

Il donna aux Français le Père de famille, en 1758. Cette pièce, dont il avait une haute opinion, n’eut qu’un succès très médiocre, et tout au plus huit ou neuf représentations. Préville jouait le Père de famille, mademoiselle Gaussin, Sophie ; ces deux acteurs, hors de leur genre, devaient refroidir une pièce plus intéressante par la chaleur et la sensibilité qui y règnent que par les incidents. Cette chute refroidit son goût pour le genre dramatique ; excepté le Fils naturel, il n’a fait aucun usage des plans dont il espérait s’occuper. Cet ouvrage a mieux réussi à sa reprise en 1769 ; les acteurs firent son succès comme ils avaient fait sa chute.

Je ne connais point d’événements depuis ce temps qui aient pu troubler la vie de mon père d’une manière pénible ou douloureuse. Il avait eu trois enfants et les avait perdus ; le premier était mort en nourrice ; son fils aîné fut emporté à cinq ans d’une fièvre violente ; le troisième tomba des bras de la femme qui le portait, sur les marches de l’église où on allait le baptiser[2]. Ma mère fit vœu d’ha-

  1. L’ouvrage a été retrouvé et publié en 1830.
  2. M. Jal n’a pas trouvé cette mort sur les registres de Saint-Étienne où il a recueilli l’acte de baptême du second fils de Diderot : Denis-Laurent. Il en conclut que Mme  de Vandeul fait là « un petit conte assez intéressant, mais qui a contre lui les documents authentiques. »