Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/49

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biller de blanc et de consacrer le premier qu’elle mettrait au monde à la sainte Vierge et à saint François ; rien ne pourrait lui ôter de la tête que je dois mon existence à ce vœu. J’avais quatre ou cinq ans, lorsque mon grand-père, dont l’âge et la faible santé ne promettaient pas une longue vie, désira de voir avant sa mort sa bru et sa petite-fille : ma mère m’y conduisit. Pendant les trois mois que nous restâmes en Champagne, mon père se lia avec Mme  Voland, veuve d’un financier ; il prit pour sa fille une passion qui a duré jusqu’à la mort de l’un et de l’autre. Tout son temps était partagé entre son cabinet et cette société. Tous ses goûts étaient simples : sans luxe, sans dettes, sans affaires, sans ambition, il était persuadé que le plus grand bien que l’on puisse faire aux hommes est d’étendre leurs connaissances ; les siennes appartenaient à tout le monde. Il a beaucoup travaillé ; cependant les trois quarts de sa vie ont été employés à secourir tous ceux qui avaient besoin de sa bourse, de ses talents et de ses démarches : j’ai vu son cabinet pendant vingt-cinq ans n’être autre chose qu’une boutique où les chalands se succédaient. Cette facilité avait souvent bien des inconvénients. Il eut quelques amis du mérite le plus rare, mais les hommes de génie connaissent trop bien le prix du temps pour le dérober à leurs semblables : sa porte ouverte à tous ceux qui frappaient amena chez lui des personnages qui auraient dû le dégoûter de se laisser ainsi dérober son repos et son travail.

Il recevait souvent un M. de Glénat ; cet homme venait s’établir deux ou trois heures dans son cabinet ; il avait toujours besoin de conseils sur des matières de politique, et il aimait assez la métaphysique. M. de Sartines eut l’honnêteté de prévenir mon père que c’était un espion de police.

Un matin arrive un jeune homme avec un manuscrit ; il prie mon père de vouloir bien le lire et de mettre ses observations en marge ; c’était une satire amère de sa personne et de ses ouvrages. Le jeune homme revient. « Monsieur, lui dit mon père, je ne vous connais point, je n’ai jamais pu vous désobliger ; pourriez-vous m’apprendre le motif qui vous a déterminé à me faire lire une satire pour la première fois de ma vie ? Je jette ordinairement ces espèces d’ouvrages dans mon seau. — Je n’ai pas de pain ; j’ai espéré que vous me