Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/51

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et d’infamies, regardait du coin de l’œil l’endroit où il avait déposé sa canne et son chapeau, et méditait une prompte retraite. Heureusement l’abbé parla trop longtemps, mon père reprit sa tranquillité, et attendit avec patience la fin d’une narration aussi violente que longue. Enfin, l’abbé s’arrêta. « Je savais tout cela, monsieur, et vous ne m’avez pas encore tout dit. — Juste ciel ! monsieur, et que pouvez-vous savoir de plus ? — Vous ne m’avez pas dit qu’un soir, lorsque vous reveniez de matines, vous l’aviez trouvé à votre porte ; qu’il avait tiré un poignard qu’il tenait sous son manteau, et qu’il avait voulu vous l’enfoncer dans la poitrine. — Si je ne vous ai pas dit cela, monsieur, c’est que cela n’est pas vrai… » Alors mon père se lève, s’approche de l’abbé, lui prend le bras et lui dit : « Eh bien, quand cette action serait vraie, il faudrait encore donner du pain à votre frère. » Il ne faut qu’un mot pour ébranler l’âme la plus ferme, le premier mouvement donné rend tout le reste facile. Cet homme un peu étonné finit par être persuadé, et promit à mon père de donner six cents livres de rentes à son frère.

Celui-ci revient savoir le succès de la négociation. « Monsieur, lui dit mon père, vous m’avez trompé, vous n’êtes pas un homme vrai ; vous avez fait cent actions abominables, mais je n’en ai pas moins réussi ; et votre frère vous donnera de quoi vivre. Renoncez, s’il est possible, à un caractère aussi odieux, qui ferait le malheur de votre vie, le tourment de votre famille et la honte de vos amis. » Rivière, fort content, remercie mon père et de ses services et de ses conseils, cause encore un quart d’heure et prend congé de lui ; mon père le reconduit. Quand ils sont sur l’escalier, Rivière s’arrête, et dit à mon père : « Monsieur Diderot, savez-vous l’histoire naturelle ? — Mais un peu ; je distingue un aloès d’une laitue, et un pigeon d’un colibri. — Savez-vous l’histoire du Formica-leo ? — Non. — C’est un petit insecte très industrieux ; il creuse dans la terre un trou en forme d’entonnoir, il le couvre à la surface avec un sable fin et léger, il y attire les insectes étourdis, il les prend, il les suce, puis il leur dit : « Monsieur Diderot, j’ai l’honneur de vous souhaiter le « bonjour. » Mon père rit comme un fou de cette aventure. Quelque temps après il sort ; un orage l’oblige d’entrer dans un café, il y trouve Rivière ; cet homme s’approche et lui demande comment il se porte. « Éloignez-vous, lui dit mon père ; vous êtes un homme si méchant et si corrompu, que, si vous aviez un père riche, je ne le croirais pas en sûreté dans la même chambre avec vous. — Hélas !