Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/50

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donneriez quelques écus pour ne pas l’imprimer. — Vous ne seriez pas le premier auteur dont on payerait volontiers le silence ; mais vous pouvez tirer un meilleur parti de cette rapsodie. Le frère de M. le duc d’Orléans est retiré à Sainte-Geneviève ; il est dévot ; il me hait ; dédiez-lui votre satire, faites-la relier avec ses armes ; portez-lui cet ouvrage un matin, et vous en obtiendrez quelques secours. — Mais je ne connais point ce prince, et l’épître dédicatoire m’embarrasse. — Asseyez-vous là, et je vais vous la faire. » Mon père écrit l’épître ; l’auteur l’emporte, va chez le prince, en reçoit vingt-cinq louis, et revient quelques jours après remercier mon père, qui lui conseilla doucement de prendre un genre de travail moins avilissant.

Il avait ramassé, je ne sais où, un M. Rivière, beau, jeune, éloquent, ayant le masque de la sensibilité, le don des larmes, pauvre, malheureux : le quart de tout cela aurait suffi pour intéresser mon père ; il l’aida dans quelques ouvrages, et plusieurs fois lui donna quelques louis. Le désir de rendre son sort plus doux l’engage à faire à cet homme plusieurs questions sur sa famille et le parti qu’il pourrait en tirer. « J’ai un frère ecclésiastique et fort riche, il pourrait me secourir, mais il me hait ; dans ma jeunesse je lui ai fait quelques espiègleries, et dans l’âge mûr je l’ai empêché d’être évêque. — Mais comment diable empêche-t-on un homme d’être évêque ? — Rien n’est plus simple ; il prêcha un carême devant le roi ; ses sermons étaient éloquents et hardis, la cour en fut satisfaite, on devait le nommer au premier évêché vacant ; je fis cent plaisanteries sur ses talents, et dis à tout venant que les sermons étaient de moi. — Mais cette conduite est fort ridicule ; malgré cela votre frère peut être un homme de bien. Je veux essayer de vous raccommoder ; je le verrai demain ; et si vous ne gâtez pas ma besogne avec de nouvelles frasques, nous en obtiendrons peut-être quelque chose… » Mon père s’habille, va chez l’abbé, se fait annoncer ; on le reçoit avec politesse. À peine a-t-il prononcé les premiers mots du sujet qui l’amène, que l’abbé s’agite, ses yeux s’allument. « Monsieur, dit-il à mon père, un homme sage ne sollicite jamais qu’il ne connaisse le sujet qu’il recommande. Connaissez-vous mon frère ? — Je le crois, et il ne m’a celé aucun des motifs qu’il vous a donnés de vous plaindre de lui. — Il est impossible, monsieur, qu’il ait osé vous dire ce que je vais vous raconter… » Alors il enfile un tissu de bassesses, de noirceurs, de scélératesses plus fortes les unes que les autres. Pendant son récit, mon père, étourdi de ce torrent d’horreurs