Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/77

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phique, il était encore hésitant et n’avait pas secoué l’influence de la première éducation toute religieuse qu’il avait reçue. Naigeon explique ainsi ce début :

« Le premier des ouvrages de Diderot est une traduction faite à sa manière d’un traité du lord Shaftesbury, auquel il joignit des notes en général plus chrétiennes que philosophiques. Ce moment de ferveur ou plutôt cette espèce de fièvre religieuse ne dura pas longtemps. Il en fut quitte pour quelques accès dont il n’eut aucun ressentiment depuis cette époque. Comme la crise avait été parfaite pour parler un moment la langue des médecins et que toute la matière superstitieuse avait été évacuée, la guérison fut complète et s’annonça même par un symptôme non équivoque, je veux dire par les Pensées philosophiques, qu’il publia un an après l’Essai sur le mérite et la vertu. » (Encyclopédie méthodique ; Philosophie ancienne et moderne, tome II, page 154, article Diderot.)

Naigeon ajoute dans ses Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de Diderot, que le philosophe « eut le courage et la sincérité, également rares, de réfuter plus d’une fois par lui-même, et très-directement, quelques-unes des assertions qui se trouvent dans les notes de cet essai ». Cependant M. Damiron (Mémoires pour servir à l’histoire de la philosophie au xviiie siècle, Paris, 1858) et M. Karl Rosenkranz (Diderot’s Leben und Werke, Leipzig, 1866) ont su retrouver dans les œuvres postérieures de Diderot des preuves qu’il ne fut pas aussi complètement purgé de la matière superstitieuse que le pensait Naigeon et qu’il n’atteignit jamais à la rigidité de principes de son élève et de son éditeur[1]. Nous nous en apercevrons à notre tour.

Nous n’avons donc pas, dans cet écrit, le vrai Diderot, et, pour donner notre opinion sur l’Essai, nous aurions à discuter plutôt Shaftesbury que son traducteur. Or, quoi que dise Voltaire de la hardiesse du philosophe anglais, cette hardiesse n’approche pas de celle que montrera plus tard son disciple ; il nous faut donc nous réserver et renvoyer, pour la biographie de Shaftesbury, ainsi que pour celles de Tindal et de Toland nommés dans le Discours préliminaire, au Dictionnaire de Chauffepié, en ajoutant que M. Cousin (Philosophie écossaise) a discuté les doctrines du premier, que les deux autres ont un peu dépassées.

Malgré ce que Diderot dit lui-même de la liberté de sa traduction,

  1. Une des anecdotes que l’on raconte sur Naigeon prouve à quel point il poussait la conviction. « C’était en 1793 : un jour, au plus fort de la Terreur, il arrive dans une famille qui lui portait un sincère attachement ; il entre, la figure bouleversée, et donnant tous les signes du plus profond désespoir. On accourt, on s’alarme, on l’interroge : qu’y a-t-il, quel malheur le menace ? Point de réponse. Sans doute sa vie est en danger ; … il faut le cacher. Où le mettra-t-on ? « Car vous êtes décrété, lui dit-on, vous êtes sur la liste des victimes ? — Non, c’est bien pis. — Et quoi donc ? — Ce monstre de Robespierre !… il vient de décréter « l’Être suprême. » (Genin, Vie de Diderot.)