Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/80

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les loix, le zele en arma plusieurs contre toutes sortes de livres payens ; de quoy les gens de lettres souffrent une merveilleuse perte ; i’estime que ce desordre ayt plus porté de nuisance aux lettres, que tous les feux des barbares : Cornelius Tacitus en est un bon tesmoing ; car quoique l’empereur Tacitus, son parent, en eust peuplé, par ordonnances expresses, toutes les librairies du monde, toutesfois un seul exemplaire entier n’a pu eschapper la curieuse recherche de ceux qui désiroient l’abolir pour cinq ou six vaines clauses contraires à nostre créance[1]. » Il ne faut pas être grand raisonneur pour s’apercevoir que tous les efforts de l’incrédulité étaient moins à craindre que cette inquisition. L’incrédulité combat les preuves de la religion ; cette inquisition tendait à les anéantir. Encore si le zèle indiscret et bouillant ne s’était manifesté que par la délicatesse gothique des esprits faibles, les fausses alarmes des ignorants, ou les vapeurs de quelques atrabilaires ! Mais rappelez-vous l’histoire de nos troubles civils, et vous verrez la moitié de la nation se baigner, par piété, dans le sang de l’autre moitié, et violer, pour soutenir la cause de Dieu, les premiers sentiments de l’humanité ; comme s’il fallait cesser d’être homme pour se montrer religieux ! La religion et la morale ont des liaisons trop étroites pour qu’on puisse faire contraster leurs principes fondamentaux. Point de vertu sans religion ; point de bonheur sans vertu : ce sont deux vérités que vous trouverez approfondies dans ces réflexions que notre utilité commune m’a fait écrire. Que cette expression ne vous blesse point ; je connais la solidité de votre esprit et la bonté de votre cœur. Ennemi de l’enthousiasme et de la bigoterie, vous n’avez point souffert que l’un se rétrécît par des opinions singulières, ni que l’autre s’épuisât par des affections puériles. Cet ouvrage sera donc, si vous voulez, un antidote destiné à réparer en moi un tempérament affaibli, et à entretenir en vous des forces encore entières. Agréez-le, je vous prie, comme le présent d’un philosophe et le gage de l’amitié d’un frère.

D. D…
  1. Essais, liv. II, chap. xix.