Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/130

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DIDEROT.

Je serai court. Croyez-vous qu’il y ait une seule question discutée sur laquelle un homme reste avec une égale et rigoureuse mesure de raison pour et contre ?

D’ALEMBERT.

Non, ce serait l’âne de Buridan.

DIDEROT.

En ce cas, il n’y a donc point de sceptique, puisqu’à l’exception des questions de mathématiques, qui ne comportent pas la moindre incertitude, il y a du pour et du contre dans toutes les autres. La balance n’est donc jamais égale, et il est impossible qu’elle ne penche pas du côté où nous croyons le plus de vraisemblance.

D’ALEMBERT.

Mais je vois le matin la vraisemblance à ma droite, et l’après-midi elle est à ma gauche.

DIDEROT.

C’est-à-dire que vous êtes dogmatique pour, le matin, et dogmatique contre, l’après-midi.

D’ALEMBERT.

Et le soir, quand je me rappelle cette circonstance si rapide de mes jugements, je ne crois rien, ni du matin, ni de l’après-midi.

DIDEROT.

C’est-à-dire que vous ne vous rappelez plus la prépondérance des deux opinions entre lesquelles vous avez oscillé ; que cette prépondérance vous paraît trop légère pour asseoir un sentiment fixe, et que vous prenez le parti de ne plus vous occuper de sujets aussi problématiques, d’en abandonner la discussion aux autres, et de n’en pas disputer davantage.

D’ALEMBERT.

Cela se peut.

DIDEROT.

Mais si quelqu’un vous tirait à l’écart, et vous questionnant d’amitié, vous demandait, en conscience, des deux partis quel est celui où vous trouvez le moins de difficultés, de bonne foi, seriez-vous embarrassé de répondre, et réaliseriez-vous l’âne de Buridan ?