Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/223

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A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ?

B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez.

A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l’azur du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d’avoir tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue !

B. Tenez, tenez, lisez : passez ce préambule qui ne signifie rien, et allez droit aux adieux que fit un des chefs de l’île à nos voyageurs. Cela vous donnera quelque notion de l’éloquence de ces gens-là.

A. Comment Bougainville a-t-il compris ces adieux prononcés dans un langue qu’il ignorait ?

B. Vous le saurez. C’est un vieillard qui parle.


II.


LES ADIEUX DU VIEILLARD.


Il était père d’une famille nombreuse. À l’arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité[1]. Ils l’abordèrent ; il leur tourna le dos, se retira dans sa cabane. Son silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s’attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s’avança d’un air sévère, et dit :

« Pleurez, malheureux Taïtiens ! pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l’autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujet-

  1. La présence de ce vieillard et son attitude à l’arrivée des Européens sont signalées par Bougainville.