Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/246

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L’AUMÔNIER.

La passion de deux hommes pour une même femme, ou le goût de deux femmes ou de deux filles pour un même homme, n’occasionnent-ils point de désordres ?

OROU.

Je n’en ai pas encore vu quatre exemples : le choix de la femme ou celui de l’homme finit tout. La violence d’un homme serait une faute grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inouï qu’une fille ou qu’une femme se soit plainte. La seule chose que j’aie remarquée, c’est que nos femmes ont moins de pitié des hommes laids, que nos jeunes gens des femmes disgraciées ; et nous n’en sommes pas fâchés.

L’AUMÔNIER.

Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce que je vois ; mais la tendresse maritale, l’amour maternel, ces deux sentiments si puissants et si doux, s’ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être assez faibles.

OROU.

Nous y avons suppléé par un autre, qui est tout autrement général, énergique et durable, l’intérêt. Mets la main sur la conscience ; laisse là cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse sur les lèvres de tes camarades, et qui ne réside pas au fond de leur cœur. Dis-moi si, dans quelque contrée que ce soit, il y a un père qui, sans la honte qui le retient, n’aimât mieux perdre son enfant, un mari qui n’aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune et l’aisance de toute sa vie. Sois sûr que partout où l’homme sera attaché à la conservation de son semblable comme à son lit, à sa santé, à son repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout ce qu’il sera possible de faire. C’est ici que les pleurs trempent la couche d’un enfant qui souffre ; c’est ici que les mères sont soignées dans la maladie ; c’est ici qu’on prise une femme féconde, une fille nubile, un garçon adolescent ; c’est ici qu’on s’occupe de leur institution, parce que leur conservation est toujours un accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune.

L’AUMÔNIER.

Je crains bien que ce sauvage n’ait raison. Le paysan misérable de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son