Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/256

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du griffon ; tu ne connaîtras que ta femme ; tu ne seras point le mari de ta sœur : mais vous n’oublierez pas d’accroître les châtiments à proportion de la bizarrerie de vos défenses ; vous deviendrez féroces, et vous ne réussirez point à me dénaturer.

A. Que le code des nations serait court, si on le conformait rigoureusement à celui de la nature ! combien d’erreurs et de vices épargnés à l’homme !

B. Voulez-vous savoir l’histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel ; et il s’est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. Tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme moral et artificiel ; et, dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse gémissant, sans cesse malheureux, soit qu’un faux enthousiasme de gloire le transporte et l’enivre, ou qu’une fausse ignominie le courbe et l’abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l’homme à sa première simplicité.

A. La misère et la maladie, deux grands exorcistes.

B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces vertus conventionnelles ? Dans la misère, l’homme est sans remords ; et dans la maladie, la femme est sans pudeur.

A. Je l’ai remarqué.

B. Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé davantage, c’est que le retour de l’homme artificiel et moral suit pas à pas les progrès de l’état de maladie à l’état de convalescence et de l’état de convalescence à l’état de santé. Le moment où l’infirmité cesse est celui où la guerre intestine recommence, et presque toujours avec désavantage pour l’intrus.

A. Il est vrai. J’ai moi-même éprouvé que l’homme naturel avait dans la convalescence une vigueur funeste pour l’homme artificiel et moral. Mais enfin, dites-moi, faut-il civiliser l’homme, ou l’abandonner à son instinct ?

B. Faut-il vous répondre net ?

A. Sans doute.

B. Si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le ;