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endroit, « Tenez, diront-ils, voilà comme ils nous entendent et comme ils nous réfutent. »


CHAPITRE VI.


Page 103. — Sentir c’est juger.

Cette assertion, comme elle est énoncée, ne me paraît pas rigoureusement vraie. Le stupide sent, mais peut-être ne juge-t-il pas. L’être totalement privé de mémoire sent, mais il ne juge pas ; le jugement suppose la comparaison de deux idées. La difficulté consiste à savoir comment se fait cette comparaison, car elle suppose deux idées présentes. Helvétius aurait coupé un terrible nœud, s’il nous avait expliqué bien clairement comment nous avons deux idées présentes à la fois, ou comment ne les ayant pas présentes à la fois, cependant nous les comparons[1].

J’avais peut-être de l’humeur lorsque j’ai lu ce sixième chapitre, mais voici mon observation ; bonne ou mauvaise, elle restera. De toute cette métaphysique de l’auteur, il résulte que les jugements, ou la comparaison des objets entre eux, suppose quelque intérêt de les comparer ; or cet intérêt émane nécessairement du désir d’être heureux, désir qui prend sa source dans la sensibilité physique. Voilà une conclusion tirée de bien loin ; elle convient plutôt à l’animal en général qu’à l’homme. Passer brusquement de la sensibilité physique, c’est-à-dire de ce que je ne suis pas une plante, une pierre, un métal, à l’amour du bonheur ; de l’amour du bonheur à l’intérêt ; de l’intérêt à l’attention ; de l’attention à la comparaison des idées ; je ne saurais m’accommoder de ces généralités-là : je suis homme, et il me faut des causes propres à l’homme. L’auteur ajoute qu’en remontant de deux crans plus haut ou en descendant d’un cran plus bas, il passait de la sensibilité physique à l’organisation, de l’organisation à l’existence, et qu’il eût dit : J’existe, j’existe sous cette forme ; je sens, je juge ; je veux être heureux parce que je sens : j’ai intérêt à comparer mes idées, puisque je veux être heureux. Quelle utilité retirerai-je d’une enfilade de conséquences qui conviennent

  1. « C’est cette même difficulté qu’aucun métaphysicien ne s’est proposée, et que Diderot a si bien éclaircie dans le second volume de ses Dialogues » (Rêve de D’Alembert). N.