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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/351

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des haies et braver la pointe des ronces ; le barbet pour se jeter à l’eau ; et si vous vous proposez de dérouter leur allure, vous y userez beaucoup de temps et de courroies ; vous crierez et vous ferez beaucoup crier ces animaux, et vous n’aurez que de mauvais chiens. L’homme est aussi une espèce animale, sa raison n’est qu’un instinct perfectible et perfectionné ; et dans la carrière des sciences et des arts il y a autant d’instincts divers que de chiens dans un équipage de chasse.

Ibid. — Pourquoi si rarement du génie en différents genres ?

La question est bonne, voyons encore une fois comme il répond.

— C’est que l’homme…

— Monsieur Helvétius, c’est que l’homme, entraîné tout entier vers l’objet favori d’une aptitude innée, n’aperçoit que celui-là. C’est que quand la nature l’aurait destiné à devenir grand homme dans une autre carrière, il n’aurait pas eu le temps de la suivre. Passez votre vie à nager, et vous ne serez plus qu’un médiocre coureur ; courez jusqu’à l’âge avancé, et vous nagerez mal. Les hommes qui ont un génie sont rares ; combien plus rares encore ceux qui ont reçu un double génie ! Ce double présent est peut-être un malheur. Il peut arriver qu’on soit alternativement agité, ballotté par ses deux démons ; qu’on commence deux grandes tâches et qu’on n’en finisse aucune ; qu’on ne soit ni grand poëte ni grand géomètre, précisément parce qu’on avait une égale aptitude à la géométrie et à la poésie. J’ai entendu Euler s’écrier : Ah ! si M. D’Alembert n’avait voulu être qu’un analyste, quel analyste il eût été !… Il faut dire à ces espèces de monstres : Optez. Faut-il trancher le mot ? le système d’Helvétius est celui d’un homme de beaucoup d’esprit qui démontre à chaque ligne que l’impulsion tyrannique du génie lui est étrangère et qui en parle comme un aveugle des couleurs. Peut-être suis-je moi-même dans ce cas. Il y aura cependant cette différence entre nous, c’est que tout ce qu’il a fait, c’est à force de méditation et de travail : son premier ouvrage lui a coûté vingt ans, le second, une quinzaine d’années : tous les deux la santé et la vie. Il est un exemple excellent de ce que peuvent l’opiniâtreté et l’amour de la gloire. Il devine beaucoup de choses de la contrée dont il parle, mais moi qui m’y suis promené, je vois qu’il n’y a jamais mis le pied.