Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/527

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CRUDELI.

Et tant de fous, que le lieutenant de police ne saurait qu’en faire ; car nos petites-maisons n’y suffiraient pas. Il y a dans les livres inspirés deux morales : l’une générale et commune à toutes les nations, à tous les cultes, et qu’on suit à peu près ; une autre, propre à chaque nation et à chaque culte, à laquelle on croit, qu’on prêche dans les temples, qu’on préconise dans les maisons, et qu’on ne suit point du tout.

LA MARÉCHALE.

Et d’où vient cette bizarrerie ?

CRUDELI.

De ce qu’il est impossible d’assujettir un peuple à une règle qui ne convient qu’à quelques hommes mélancoliques, qui l’ont calquée sur leur caractère. Il en est des religions comme des constitutions monastiques, qui toutes se relâchent avec le temps. Ce sont des folies qui ne peuvent tenir contre l’impulsion constante de la nature, qui nous ramène sous sa loi. Et faites que le bien des particuliers soit si étroitement lié avec le bien général, qu’un citoyen ne puisse presque pas nuire à la société sans se nuire à lui-même ; assurez à la vertu sa récompense, comme vous avez assuré à la méchanceté son châtiment ; que sans aucune distinction de culte, dans quelque condition que le mérite se trouve, il conduise aux grandes places de l’État ; et ne comptez plus sur d’autres méchants que sur un petit nombre d’hommes, qu’une nature perverse que rien ne peut corriger entraîne au vice. Madame la maréchale, la tentation est trop proche ; et l’enfer est trop loin : n’attendez rien qui vaille la peine qu’un sage législateur s’en occupe, d’un système d’opinions bizarres qui n’en impose qu’aux enfants ; qui encourage au crime par la commodité des expiations ; qui envoie le coupable demander pardon à Dieu de l’injure faite à l’homme, et qui avilit l’ordre des devoirs naturels et moraux, en le subordonnant à un ordre de devoirs chimériques.

LA MARÉCHALE.

Je ne vous comprends pas.

CRUDELI.

Je m’explique : mais il me semble que voilà le carrosse de M. le maréchal, qui rentre fort à propos pour m’empêcher de dire une sottise.