Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/53

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veraient de le confirmer. Ces phénomènes deviennent le supplice du philosophe, surtout lorsqu’il a le pressentiment que la nature lui en impose et qu’elle se dérobe à ses conjectures par quelque mécanisme extraordinaire et secret. Ce cas embarrassant aura lieu toutes les fois qu’un phénomène sera le résultat de plusieurs causes conspirantes ou opposées. Si elles conspirent, on trouvera la quantité du phénomène trop grande, pour l’hypothèse qu’on aura faite ; si elles sont opposées, cette quantité sera trop petite. Quelquefois même elle deviendra nulle ; et le phénomène disparaîtra, sans qu’on sache à quoi attribuer ce silence capricieux de la nature. Vient-on à en soupçonner la raison ? on n’en est guère plus avancé. Il faut travailler à la séparation des causes, décomposer le résultat de leurs actions et réduire un phénomène très-compliqué à un phénomène simple ; ou du moins manifester la complication des causes, leur concours ou leur opposition, par quelque expérience nouvelle ; opération souvent délicate, quelquefois impossible. Alors le système chancelle ; les philosophes se partagent ; les uns lui demeurent attachés ; les autres sont entraînés par l’expérience qui paraît le contredire, et l’on dispute jusqu’à ce que la sagacité ou le hasard, qui ne se repose jamais, plus fécond que la sagacité, lève la contradiction et remette en honneur des idées qu’on avait presque abandonnées.


XLVII.


Il faut laisser l’expérience à sa liberté ; c’est la tenir captive que de n’en montrer que le côté qui prouve, et que d’en voiler le côté qui contredit. C’est l’inconvénient qu’il y a, non pas à avoir des idées, mais à s’en laisser aveugler, lorsqu’on tente une expérience. On n’est sévère dans son examen que quand le résultat est contraire au système. Alors on n’oublie rien de ce qui peut faire changer de face au phénomène ou de langage à la nature. Dans le cas opposé, l’observateur est indulgent ; il glisse sur les circonstances ; il ne songe guère à proposer des objections à la nature ; il l’en croit sur son premier mot ; il n’y soupçonne point d’équivoque, et il mériterait qu’on lui dît : « Ton métier est d’interroger la nature, et tu la fais mentir ou tu crains de la faire expliquer. »