Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/97

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grande âme ; et c’était une vertu morale avant d’être une vertu chrétienne.

le sage.

Renoncez-vous à la pauvreté, aux afflictions, aux souffrances ?

le prosélyte.

Je voudrais bien qu’il dépendît de moi d’y renoncer.

le sage.

Promettez-vous de reconnaître la raison pour souverain arbitre de ce qu’a pu ou dû faire l’Être suprême.

le prosélyte.

Dieu peut tout, sans doute, quoique cependant il ne soit pas en son pouvoir de changer les essences[1] ; mais il ne s’ensuit pas de là que Dieu a fait tout ce qu’il a pu faire. Dieu a-t-il fait réellement ce que vous lui attribuez ? Voilà ce que la raison a droit d’examiner ; et, lorsqu’on nie certaines choses, ce n’est pas à la puissance de Dieu, c’est au témoignage des hommes qu’on refuse de croire.

le sage.

Promettez-vous de reconnaître l’infaillibilité des sens[2] ?

  1. D’après ce principe, reconnu dans les écoles sans être entendu, Dieu ne peut pas faire que la partie soit plus grande que le tout ; que trois ne fassent qu’un ; parce qu’il est de l’essence de la partie d’être plus petite que le tout, et de l’essence de trois de faire trois. L’un ou l’autre lui est aussi impossible que de faire un bâton sans deux bouts, ou un triangle sans trois côtés. (Diderot.)
  2. Les détracteurs des sens ne voient pas qu’en récusant leur témoignage, ils renversent les dogmes même qu’ils veulent établir. Car sur quoi est fondée la vérité de ces dogmes ? Vous me répondez que c’est sur la parole de Dieu. Mais qui vous a dit que ceux qui ont cru entendre cette parole n’ont pas été trompés par leurs sens ? Qui vous a dit que vos sens ne vous ont pas trompés aussi, lorsque vous avez cru apprendre cette parole de leur bouche ? Dans quoi cas faut-il rejeter leur autorité ? Dans quel cas faut-il l’admettre ? Je suppose que Dieu vienne me révéler lui-même les mystères, et me dire que du pain n’est pas du pain ; pourquoi, dans ce cas-là, m’en rapporterais-je plutôt à mon oreille qu’à mes yeux, à mes mains, à mon palais, à mon odorat, qui m’assurent le contraire ? Pourquoi ne me tromperais-je pas aussi bien en croyant entendre certaines paroles, qu’en croyant voir, toucher, sentir, goûter du pain ? N’y a-t-il pas, au contraire, quatre à parier contre un, que c’est mon oreille qui me trompe ; et dans cette contradiction de mes sens entre eux, ne dois-je pas, selon les règles de la raison, déférer au rapport du plus grand nombre ? qu’on argumente, qu’on subtilise tant qu’on voudra, je défie de répondre à cette objection d’une manière à satisfaire un homme de bon sens. D’ailleurs, j’ai supposé Dieu me parlant par lui-même ; que sera-ce lorsque sa parole ne me sera transmise qu’à travers une longue succession d’hommes ignorants ou menteurs, et que l’incertitude historique viendra se joindre aux autres difficultés ? (Diderot.)