Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, III.djvu/547

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en prenant cette expression dans son sens le plus rigoureux et le plus raide : je parle de la vertu de Caton ou de celle de Régulus. Il y a plus d’originalité entre les grands écrivains qu’entre les grands hommes ; une grande action diffère moins d’une grande action qu’une page sublime d’une autre page sublime. Qu’on me nomme une grande action, et vingt fois pour une l’histoire m’en fournira le pendant ; il est presque impossible qu’il en soit de même d’une belle page. La fermeté, la constance, le mépris des honneurs, de la richesse, de la vie sont les mêmes dans toutes les âmes fermes. Le patriotisme qui bouillonnait au fond de l’âme d’un Grec et d’un Romain bouillonne de la même manière au fond de toute âme patriotique ; l’éloquence de Démosthène lui appartenait à lui seul. Outre l’originalité naturelle, combien il faut de grands modèles antérieurs au faiseur de la belle page ! Il n’en faut point à celui qui fait la grande action. L’éducation, la circonstance, le moment, un tour de tête passager précipitent l’homme au fond du gouffre et l’entraînent à une action qui tient l’univers étonné dans le silence de l’admiration ; il n’en est pas ainsi de cent beaux vers. Quelle est la passion qui n’ait pas son héros ? La passion qui fait quelquefois si bien parler, fait plus souvent encore balbutier, même l’homme de génie. Celui qui agit, agit à la face d’un peuple ; souvent il est entre l’ignominie et la gloire : s’il ne s’illustre pas, il s’avilit. Jamais l’homme de lettres ne se trouve dans cette position urgente, il est seul quand il écrit ; l’homme de génie n’a d’autre motif que son génie auquel il obéit. Quelle foule d’intérêts, de motifs puissants de toutes les espèces exhortent, soutiennent, sollicitent, déterminent l’homme vertueux ! On ne reproche point à l’homme d’avoir manqué de génie ; on reproche à tous d’avoir manqué de force et de vertu. On peut citer des femmes et en citer un grand nombre qui ont fait de grandes actions ; où est celle qui ait écrit un bel ouvrage, une belle comédie, une belle tragédie, un beau poëme, une belle harangue ? On fait souvent une belle action comme un sot dit un bon mot, comme Chapelain fait un vers heureux ; mais Virgile, Horace, Cicéron ont existé entre des siècles qui les attendaient et des siècles qui les ont suivis et qui les suivront sans les reproduire. Aucune grande révolution, chez aucun peuple, ne s’est élevée sans faire éclore une foule d’actions héroïques. Que demain la ville de Paris soit