Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, III.djvu/548

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en flammes ou par un accident ou par une hostilité, et mille âmes fortes se décèleront : pour sauver leurs enfants, des pères mourront, des mères marcheront à travers des charbons ardents ; toute l’énergie de la bonté naturelle se dévoilera en cent manières effrayantes. Le péril passé, où est le poëte qui pleurera dignement sur les cendres de la capitale ? Le tremblement de Lisbonne, qui n’a duré que quelques minutes, a produit plus d’actions fortes que toute la durée des siècles n’a produit de belles pages ; voilà Lisbonne renversée, et la nation entière est restée stupide et muette sur ses décombres. Toutes les belles pages sont connues ; combien de grandes actions sont ignorées, et celles qu’on ignore n’en sont que plus grandes. Si toutes les grandes actions avaient été célébrées par de belles pages, il y aurait autant de belles pages que de grandes actions. Que le genre humain serait à plaindre, s’il n’était pas mille fois plus facile de bien faire que de bien dire ! La nature semble avoir fait l’homme le plus fort pour un moment faible, et l’homme le plus faible pour un moment fort. Celui qui manque de génie n’a point de moment.

Je viens de proposer la question à ma femme, et voici sa réponse : « Je ne suis qu’une bête, je ne sais point écrire, je parle assez mal, et je sens en moi tout ce qu’il faut pour faire une grande action. Je conçois mille circonstances où la vie et la fortune ne me seraient pas d’un fétu, et j’ai assez vécu pour savoir que je ne m’en impose pas… » Tous les hommes et toutes les femmes vous en diront autant, et si vous y réfléchissez, vous trouverez qu’un sauvage, un paysan, un homme, une femme du peuple, une bête est plus voisine d’une action héroïque qu’un D’Alembert, un Buffon ou quelque autre membre illustre d’une académie. Tous ces gens-ci calculent trop, et la grande action demande presque toujours qu’on ne calcule point.

Mais Mme  de Meaux m’attend pour aller au Grand-Val[1] ; si j’avais du génie, j’oublierais que je dois être chez elle à neuf heures, mais, hélas ! je m’en souviens et je laisse là le plus beau texte pour elle ; ce n’est pas la première fois que j’éprouve qu’il est plus aisé d’être grand en action qu’en parole. Bonjour. Si vous étiez bien aimable, ou vous nous précéderiez ou vous

  1. Chez le baron d’Holbach.