Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/208

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baiser son anneau ; nous sortîmes du temple avec le reste du peuple ; et Cyclophile, reprenant la suite de son discours, me dit :

« Le grand pontife ne vous a pas tout révélé ; il ne vous a point parlé ni des accidents arrivés dans l’île, ni des occupations de nos femmes savantes. Ces objets sont pourtant dignes de votre curiosité.

— Vous pouvez apparemment la satisfaire, lui répliquai-je. Eh bien, quels sont ces accidents et ces occupations ? Concernent-ils encore les mariages et les bijoux ?

— Justement, répliqua-t-il. Il y a environ trente-cinq ans qu’on s’aperçut dans l’île d’une disette de bijoux masculins cylindriques. Tous les bijoux féminins circulaires s’en plaignirent, et présentèrent au conseil d’État des mémoires et des requêtes, tendant à ce que l’on pourvût à leurs besoins. Le conseil, toujours guidé par des vues supérieures, ne répondit rien pendant un mois. Les cris des bijoux devinrent semblables à ceux d’un peuple affamé qui demande du pain. Les sénateurs nommèrent donc des députés pour constater le fait, et en rapporter à la compagnie. Cela dura encore plus d’un mois. Les cris redoublèrent ; et l’on touchait au moment d’une sédition, lorsqu’un bijoutier, homme industrieux, se présenta à l’académie. On fit des essais qui réussirent ; et sur l’attestation des commissaires, et d’après la permission du lieutenant de police, il fut gratifié par le conseil d’un brevet portant privilège exclusif de pourvoir, pendant le cours de vingt années consécutives, aux besoins des bijoux circulaires.

« Le second accident fut une disette totale de bijoux féminins polygonaux. On invita tous les artistes à s’occuper de cette calamité. On proposa des prix. Il y eut une multitude de machines inventées, entre lesquelles le prix fut partagé.

« Vous avez vu, ajouta Cyclophile, les différentes figures de nos bijoux féminins. Ils gardent constamment celle qu’ils ont apportée en naissant. En est-il de même parmi vous ?

— Non, lui répondis-je. Un bijou féminin européen, asiatique ou africain, a une figure variable à l’infini, cujuslibet figuræ capax, nullius tenax.

— Nous ne nous sommes donc pas trompés, reprit-il, dans l’explication que donnèrent nos physiciens sur un phénomène de ce genre. Il y a environ vingt ans qu’une jeune